Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
en vous rendant à cette nouvelle adresse :
maurice-et-lea.blogspot.com

28 décembre 2010

Hors zones

Léa ne lit pas les bandes dessinées à haute voix faute de savoir lire les dessins à haute voix (n’est-ce pas là le défaut majeur de la bande dessinée ?). Maurice vient lire les bandes dessinées par-dessus l’épaule de Léa avant de les lire (ou après qu’il les a lus) de son côté quand Lucinda, de la zone d’activité commerciale René-Monory, se substitue à Léa, du 87 boulevard de la Fraternité (et de partout ailleurs exceptée la zone sus-dite), quand lui-même Maurice ne distribue pas de prospectus en ville ou ne lessive les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée de Dieux.
Léa appelle Maurice qui vient s’accouder au dossier du fauteuil que Ristourne défend mollement. Ils s’entendent respirer jusqu’au moment où le ronron de Ristourne l’emporte (car en vérité il ronfle), avec ou sans le concours du poêle (selon la saison).
La bibliothèque du 87 boulevard de la Fraternité ne contenait pas de bandes dessinées dans son héritage. Sara y pourvoit sur les conseils de Francesco — autant dire que ça ne va pas durer.

26 décembre 2010

Parlers anciens, entendement moderne

— « Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car j’en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu’il y en aye au monde une autre si monstrueuse en défaillance. J’ay toutes les autres parties viles et communes. Mais en cette-là je pense estre singulier et très-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation. »
Léa lit le français du XVIe siècle comme si elle le pratiquait au quotidien. Maurice l’entend mal bien qu’il fût un temps féru de parlers anciens (rappelons-nous son immersion dans l’occitan limousin du temps de Richard Cœur de Lion). Maurice l’entend mal mais il l’entend bien.

23 décembre 2010

L’autre pays du tango


Léa n’oublie pas que Maurice fut un danseur émérite. Elle le voit ainsi, quelles que soient ses activités, jusqu’aux plus ordinaires. Elle se désole qu’il n’ait plus le loisir de s’y adonner comme si leur petite vie ensemble y faisait obstacle. Il n’avait pas son pareil au tango, ce qui ne laisserait pas de surprendre ceux qui se rengorgent de jugements à l’emporte-pièces. Cette invite finlandaise, l’autre pays du tango, est tout à fait bienvenue.

22 décembre 2010

Attendu et inattendus

— « Cette nuit-là, dans sa chambre d’hôtel, Jaatinen effectua des calculs, tira des barres au crayon-feutre sur du papier-calque, fit cliqueter sa calculette de poche. Du dancing du rez-de-chaussée montait une musique assourdissante, mais il n’avait pas le temps de se laisser distraire. Il savait que c’était en ces instants que se jouait l’avenir de Bétons et Boues du Nord. L’heure tournait, la pile de papiers grossissait sur la table, les feuilles se couvraient d’interminables rangées de chiffres. Il n’y avait plus assez de place sur le meuble, Jaatinen dut installer son matériel de dessin et de calcul sur le plancher de sa chambre d’hôtel. Il s’échinait là à quatre pattes, l’air tendu, quand on frappa à la porte et que… »
On ne frappa pas à la porte. Ni Alain, ni monsieur H. (cet homme charmant qui ne se défausse jamais de sa petite visite mensuelle), ne se manifesta. Maurice et Léa regrettèrent le premier.
— « … et que la femme de chambre entra avec le petit déjeuner. »

— Je serais bien sortie danser.

21 décembre 2010

Les farces du temps

Sara écrit à Léa.
Elle parle de l’homme avec qui elle sort, sans jamais sortir, Ephraïm, un libraire, qui ne vend que ses livres préférés (actuellement il vend à tour de bras Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski), tous les jours de l’année (y compris les 29 février), dans une petite préfecture qui n’est même pas le centre de son département, un homme du XIXe, en chiffres romains bien sûr, comme il dit en offrant un café, ou un thé, et des caramels salés.
Quand Sara sort avec un homme, le présent a déjà un goût de passé. Cette fois-ci cela semble être le contraire.

— Léa, as-tu lu Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski ?
— Si je l’ai lu demain ? Pas encore à moins que je ne m’en souvienne pas.

20 décembre 2010

La chronologie en crise

— « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit un plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures. »
— Qui précède qui ? Qui copie qui ? Je ne m’y retrouve pas Léa.
— Moi pas trop non plus, ça fait deux fois que je laisse en cours Jacques et son maître, je l’oublie et il resurgit, comme s’il échappait au temps présent.
— C’est comme si j’allais te rencontrer un prochain jour.
— Ça devait bien arriver puisque nous sommes ensemble aujourd’hui.
— Oui, bien sûr, je me souviens de demain sans être sûr que je ne travestis pas, un peu comme la gravure Prospetto d’Ivrea qui se substitue au souvenir authentique…
— C’était écrit là-haut, Maurice.
— Peut-être pas encore

18 décembre 2010

Un prétexte post mortem

— « Il vient de loin, ce spectacle moderne que nous offrent tous ces paralysés devant la dimension d’absolu de toute création. Mais les agraphiques, paradoxalement, font aussi partie de la littérature. Comme l’écrit Marcel Bénabou dans Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres : “Les livres que je n’ai pas écrits, n’allez surtout pas croire, lecteur, qu’ils soient du pur néant. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) ils sont comme en suspension dans la littérature universelle.” »
Il faudra bien inviter cet homme à l’inauguration de la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits en espérant qu’il n’exige pas qu’elle porte son nom post mortem sous prétexte qu’il y offrirait un fonds exceptionnel, pour ne pas dire inédit. Ou bien on le lui refuserait, en jouant sur les mots, sous prétexte qu’il n’entrerait pas dans le cadre strict des acquisitions possibles, arguant du « pas encore été écrits ».

16 décembre 2010

Après celle du Sud, la réponse nord-américaine

Comme pour la lecture de La Bibliothèque de Babel, Maurice, à l’écoute de Bartleby et compagnie que Léa n’interrompt que pour respirer aux points et aux virgules, se retrouve perplexe devant l’immensité de son projet qui, pourtant, s’aperçoit-il, n’est pas aussi neuf que ce qu’il croyait. N’en est-il pas que plus vaste encore ?

— « Une bibliothèque non moins fantôme, mais qui présente la particularité d’exister et de pouvoir être visitée à tout moment, est la Brautigan Library, sise à Burlington, États-Unis. Elle porte ce nom en hommage à Richard Brautigan (…).
La Brautigan Library est exclusivement constituée de manuscrits refusés par les éditeurs auxquels ils furent proposés et, partant, jamais publiés. Cette bibliothèque ne rassemble que des livres avortés. Ceux qui détiendraient des manuscrits de cette espèce et désireraient les céder à la Bibliothèque qu’est la Brautigan Library n’ont qu’à les expédier au village de Burlington, Vermont, États-Unis. Je sais de source sûre — encore que l’on ne s’occupe là-bas que de sources taries — qu’aucun manuscrit n’y est renvoyé ; bien au contraire, il y sont soignés et exhibés avec un plaisir et un respect sans réserve. »

Un jumelage serait du meilleur effet entre la toute petite (mais en rien modeste) Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits et la Brautigan Library, sans que la différence de taille, chacune en adéquation avec son projet, ne porte de l’ombre à l’autre — et pour l’américaine, superlative, en conformité avec l’ambition du pays depuis sa révolution, où l’idéal de réussite pour tout individu permet de transmuter un échec apparent en titre de gloire.
Léa pense que Maurice pourrait y adresser son Richard quand il sera fini, avant de se raviser. Il faudrait au préalable que Maurice adresse son manuscrit à des éditeurs et que ceux-ci le lui refusent comme un seul homme. Ce n’est pas gagné !
Maurice pense que son Richard ne sera jamais fini (est-il d’ailleurs commencé, sinon un vague scénario ?), et a donc dès aujourd’hui de plein droit sa place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, sans que résiste le moindre soupçon de prévarication.

14 décembre 2010

L’agraphe et son double

— « Ce roman m’a beaucoup fait rire, et j’en ris encore. En cet instant, par exemple, tout en écrivant ces lignes, je ris de m’imaginer moi-même en commis aux écritures. Afin de mieux m’arrêter à cette pensée, je me mets à copier au hasard une phrase de Robert Walser, la première en ouvrant l’un quelconque de ses livres : “Dans la prairie déjà sombre se promène un marcheur solitaire.” »
De fait, Maurice ajoutera à son patchwork la phrase de Walser que Villa-Matas, ou son double agraphique, a pris au hasard, puisqu’elle figure dans une lecture de Léa sans qu’on sache si elle est orientée, comme toutes ses lectures, ou si elle obéit en l’occasion aux humeurs du marcheur solitaire.

13 décembre 2010

Le dessin de José Muñoz au verso de la page

— « Dédée m’a téléphoné dans l’après-midi pour me dire que Johnny n’allait pas bien et je suis tout de suite passé le voir. Johnny et Dédée vivent depuis quelque temps dans un hôtel de la rue Lagrange, une chambre au quatrième étage. Rien qu’à voir la porte de la chambre, je devine que Johnny est dans la pire misère, la fenêtre donne sur une cour noire et, à une heure de l’après-midi, il faut allumer si l’on veut lire le journal ou voir à qui on parle.
Il ne fait pas froid mais je trouve Johnny enveloppé dans un couverture et calé au fond d’un fauteuil galeux qui perd de tous côtés de grands morceaux d’étoupe jaune. »
Léa s’est tue. La lecture à haute voix demande de l’anticipation, d’avoir toujours un coup d’avance. La phrase qui suit, Léa n’a pas envie de la lire à Maurice, elle est de celles qui perdent leur essence au-delà d’un écho intérieur.
Maurice l’a déjà lue.
Alain aussi.
« Ça, je suis en train de le jouer demain. » Cette formule, due à l’avatar de Charlie Parker décrit par Cortázar, Maurice l’avait vue se refléter sur la vitrine enguirlandée d’un bazar qu’il lessivait allègrement — emporté par l’esprit de Noël qui a pourtant le don de l’enrager. Son collègue Ibrahim y revivait el gran classico entre le Barça et le Real (5-0). Maurice envie parfois Ibrahim, qui l’appelle Angel Di Maria, « car on dirait toi ».
Alain l’a lu dans une édition illustrée où, à la tourne de certaines pages, il s’apprêtait à plonger dans un dessin en blanc et noir de Muñoz, qu’il jugeait extatique, dont la transparence du papier avait trahi la présence.

10 décembre 2010

La Vallée des Dieux

Ces derniers temps, Maurice lave les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée des Dieux. L’amplitude du geste lui plaît, les éphémères traces savonneuses comme les reflets obtenus le confortent dans ses pensées qu’il croit lire sur ces écrans.
— « Vue de près, la propriété de Triste-le-Roy abondait en symétries inutiles et répétitions maniaques : à une Diane glaciale dans une niche sombre correspondait une autre Diane dans une seconde niche ; un balcon se reflétait dans un autre balcon ; un perron double s’ouvrait en une double balustrade. Un Hermès à deux faces projetait une ombre monstrueuse. »

Hier, Léa avait lu gaiement cette sinistre affaire de meurtres en série géométrique.
— « Il monta par les escaliers poussiéreux à des antichambres circulaires ; il se multiplia à l’infini dans des miroirs opposés ; il se fatigua à ouvrir et à entrouvrir des fenêtres qui lui révélaient, au-dehors, le même jardin désolé, vu de différentes hauteurs et sous différents angles ; à l’intérieur, des meubles couverts de housses jaunes et des lustres emballés dans de la tarlatane. Une chambre à coucher l’arrêta ; dans cette chambre, une seule fleur et une coupe de porcelaine : au premier frôlement, les vieux pétales s’effritèrent. Au second étage, le dernier, la maison lui parut infinie et croissante : La maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude. »

9 décembre 2010

Au rythme du patchwork

Les idées de Maurice cheminent, s’égarent, s’emberlificotent, tournent sur elles-mêmes, fuguent, clignotent, s’évaporent, se transforment, mais jamais ne se perdent…
Richard Cœur de Lion reviendra à son tour. Les idées de Maurice sont têtues.
Le secret du blanc de la porte de La Ruelle de Vermeer et la question posée par Stendhal relayée par W. G. Sebald l’occupent continûment.
Son idée de réunir toutes les lectures que Léa lui lit à voix haute suit son cours sans qu’il s’en occupe (si ce livre n’est pas encore fini, et pas près de l’être, il est déjà écrit).

6 décembre 2010

31, 57, 60 et l’infini

— « Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de l’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres. »

Il était écrit que Léa en vînt à lire à Maurice La Bibliothèque de Babel puisque cette nouvelle figurait dans leur propre bibliothèque — comme quoi le fini contient l’infini — bien que le volume de Fictions fût coincé entre un livre de cuisine frioulanne préfacé par Pier Paolo Pasolini et la reliure n°60 du magazine Spirou de l’année 1957 (avec la première apparition impromptue de Gaston Lagaffe qui s’était mis sur son trente et un pour l’occasion, et où on prend Le Nid du Marsupilami en chemin).
— « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. »
La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits ne lutte pas dans la même catégorie ; il serait vain de se frotter à Borges sur son terrain (démesuré, celui de Dieu). Maurice ne conçoit pas que cette totalité puisse comprendre des livres qui n’ont pas encore été écrits. Le projet de Maurice restera un projet, un projet par essence (humain). Une coquille encore vide, à jamais.
D’ailleurs, parfois, cette coquille apparaît à Maurice bien petite pour accueillir un si grand vide. Mais elle est si belle, plus encore quand elle disparaît sous la neige.

4 décembre 2010

L’inachèvement comme fatalité

Léa a oublié Jacques le Fataliste sous les coussins. Alain — ou serait-ce le Ciel ? — l’a délivré lors de sa visite inespérée. Léa a donc oublié de le terminer, l’étourdie, dans la mesure où celui-ci se termine. Elle le reprend alors même que l’auteur s’adresse à elle.

— « Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ?
— Il est mort. — Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. »

Toutes ces hypothèses de romans figureraient en bonne place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.

2 décembre 2010

Amours alphabétiques

— Nous en étions restés à Walter… Et nous voilà à Amadeo… Tu ne crois pas Maurice que Sara choisit ses amoureux… disons ses conquêtes, comme la météo nomment les ouragans ?… On aurait alors raté Xavier, Yves et Zinedine… En l’occurence, l’ouragan c’est plutôt Sara… En tout cas, c’était Amadeo, et pas Alain…
Maurice ne dit rien.
— Je connais bien Sara, elle n’a que faire d’une voiture rouge, belle et rapide.

Maurice dort. Se serait-il rappelé un rendez-vous urgent à Florence ou à Amsterdam ?

— « Ta lettre de lundi matin. Depuis lundi matin, ou mieux lundi midi, depuis le moment où le bienfait du voyage (indépendamment de tout, tout voyage par lui-même est déjà un rétablissement, une façon d’être pris au collet et secoué comme un prunier), depuis que le bienfait du voyage s’est légèrement dissipé, depuis ce moment je ne cesse de te chanter la même chanson ; constamment différente et toujours identique, riche comme un sommeil sans rêves, monotone et lassante, au point qu’elle m’endort parfois moi-même ; réjouis-toi de n’avoir pas à l’entendre, réjouis-toi d’être à l’abri de mes lettres pour si longtemps. »
Ou à Prague ?

30 novembre 2010

Une sœur rare et prodigue

Sara s’est souvenue de sa petite sœur. « Je me suis souvenue que tu existais ma grande. » Elle ne s’est pas annoncée. « J’étais dans les parages. » Sara ne fait jamais de programme, pas plus qu’elle ne sait avec qui elle passera la nuit : celui qui lui prend le bras à présent, Amadeo, « Je ne vous présente pas Amadeo », ou celui qui lui tiendra la porte tout à l’heure, Bakari, ou lui vendra des marrons chauds, Charlie.
Sara ne répond pas toujours aux lettres de Léa. Pour autant elle ne l’oublie jamais. Sa désinvolture est une posture.
— Que lis-tu là Léa ? chantonne Sara à la manière de Catherine Deneuve chez Jacques Demy.
— « Cette nuit-là aucun vent ne soufflait. Il neigeait. Le blanc ruissellement posait sur la nuit une pâle clarté. Tous les camarades nocturnes de Werner aujourd’hui se taisaient. Immobiles ils se laissaient recouvrir par les blancs flocons.
Werner lui aussi, immobile sur son tronc d’arbre, se laissait recouvrir. Le mouvement continu de la neige qui tombait lui donnait sommeil, le plongeait en le berçant dans un rêve éveillé. Des images très lointaines remontaient de l’enfance… »
— Vous avez mauvaise mine les petits, ça vous dirait qu’on aille se promener quelque part tant qu’il fait jour ?
Sara n’imagine pas que Maurice et Léa bougent du 87 boulevard de la Fraternité entre chacune de ses visites. Elle n’a pas tout à fait tort. Depuis qu’ils ont délaissé les jardineries, leurs sorties se font rares.
Le ciel plus jaune que gris laisse présager la neige.
Les marrons chauds ne seront pas de trop.

La voiture d’Amadeo est rouge, belle et rapide.

28 novembre 2010

Remise de peine

— Tu me remets ?
La question est embarrassante. Les années n’y sont pour rien cette fois-ci, quand Alain avait disparu au-delà de tous les horizons.
Ces quelques semaines cataleptiques l’avaient rétréci.
— Entre Alain, tu es chez toi.
Léa pallie la défaillance de Maurice.
— Tu ne refuseras pas un bon grog ?
Alain accepte le bon grog que lui propose Léa, ça ne sera pas un luxe.
Ristourne l’a reconnu, pour lui Alain est toujours le même.
Alain remarque le livre que lit Léa : Mon enterrement vivant et autres textes.
Léa n’a pas eu le temps de le cacher sous les coussins.
Alain se plonge dans le livre de Jean Paul. Il rit, un rire qui n’a rien de commun avec celui qui marqua son précédent retour, sinon par sa dimension.
— « Mais j’ose espérer que cette période de négligence est pour ainsi dire révolue et que l’on s’efforcera désormais, à une cadence plus soutenue que par le passé, de surclasser les anciens Alains, qui ne savait rien faire d’autre de la peau humaine que des dessous de selle. »
Léa, puis Maurice, à la suite d’Alain, rient sans retenue.
Alain retrouve alors sa stature le temps de cette gaieté.

25 novembre 2010

Une excellente fréquentation

À ceux de ses hôtes qui fréquenteront la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, que la vocation de plume les anime ou seulement qu’ils soient taraudés, comme tout un chacun, par des inquiétudes à propos du temps qui passe et de la volatilité des souvenirs, Maurice diffusera la voix enregistrée de Léa dès que la nécessité s’en fera sentir.

— « Dans la nuit qui suit le déclin du présent, les pensées de l’écrivain ne peuvent que resplendir, de même que sur les places de marché des villes marines, brillent et luisent dans la nuit les écailles des poissons vendus la veille. L’éloignement dans le temps prête, comme celui dans l’espace, au flambeau un plus grand éclat, et à la musique poétique, un son plus agréable. »

23 novembre 2010

Ouverture prochaine sur cet emplacement


— « J’ai quelques quarante bibliothèques en ma possession que j’ai moi-même — c’est à peine croyable — conçues et écrites dans leur totalité. Chez moi c’est une vieille habitude (j’ignore si elle mérite d’être imitée) de cuire et d’assaisonner moi-même tous les mets spirituels dont mon âme pourrait avoir besoin, et je suis l’auteur de la plupart des livres que je lis. »

La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits s’est trouvé un précurseur, si tant est qu’il soit possible d’établir en la matière une échelle du temps où les avant précèderaient systématiquement les après. Non sans orgueil, Maurice imagine signaler sa propre invention par cette exergue que Léa vient tout juste de lire.

22 novembre 2010

Série d’anticipations

— « Notre action à l’égard de la postérité s’est limitée uniquement à la confiscation de futurs livres avant qu’ils ne fussent publiés. Et pourtant ce n’est pas là la difficulté proprement dite de cette entreprise qui nous a empêché de faire davantage et de publier également les livres de l’avenir. »
Léa jubile. Elle a conscience d’être tombée sur un don de la providence (bien que Léa n’affiche guère de sympathie pour ce concept). Maurice n’y prête d’abord pas attention avant de s’étonner du ton de Léa où il perçoit une part d’ironie, comme si Léa se moquait de lui, il s’en étonne car Léa, quand elle se moque de Maurice — et il n’y a pas de jour sans qu’elle s’y exerce avec volupté —, elle ne vise jamais ses projets dont elle sait qu’il ne s’arrêtent pas à la bizarrerie de leur apparence. Maurice se demande s’il a bien entendu, ou s’il a rêvé.
— « Car nous ne vivons pas seulement dans le présent, c’est-à-dire nous ne veillons pas uniquement dans le passé c’est-à-dire nous ne dormons pas seulement, mais nous vivons aussi dans le futur, c’est-à-dire nous rêvons. »


20 novembre 2010

La vocation de l’automne


Quand grand-père Emmanuel voyait un rouquin au printemps ou en été, il s’exclamait qu’il aurait bien pu attendre l’automne, celui-là. Quand il voyait un chauve en automne, il disait, en chuchotant, qu’il ne passerait pas l’hiver, le pauvre malheureux… sans un bon chapeau, et il soulevait le sien d’un geste cérémonieux qui révélait son entière solidarité. Ce sont là quelques échantillons des histoires du grand-père Emmanuel que Maurice raconte à Léa parce que l’automne les lui rappelle.
Avec le concours d’Alain, la compétition aidant, Maurice saurait les retrouver toutes, comme si ces histoires avaient seulement été mal rangées.

18 novembre 2010

Note de l’auteur empruntée à Jean Paul & lue par Léa à l’intention de Maurice

— « Un ballon aérien rempli de vapeur, une comète ou un satellite de la terre, mit le feu récemment, lors de sa chute, à une cheminée et à la demeure toute proche d’une tête spirituelle. Tout le trésor de pointes désopilantes, que ce malheureux avait collectées dans d’innombrables livres et sociétés depuis fort longtemps avec une peine incroyable, partit en fumée : notes de travail dont la lecture préalable permettait à sa courte mémoire de divertir son entourage avec un sens de l’humour qui lui était propre. Par conséquent, il croit pouvoir, par cette annonce, écarter ceux chez qui il se voit forcé de paraître pour quelque temps ennuyeux et simplet, de l’hypothèse qu’il le soit réellement, du moins tant que durera la reconstitution des pièces perdues. Il est en droit d’espérer que sitôt cette reconstitution achevée, il pourra s’attribuer sur-le-champ la paternité d’un joli nombre de boutades spirituelles et redevenir l’agréable compagnon qu'il fut par le passé. Il lui serait agréable de voir la présente communication considérée comme constituant la lettre d’incendie de son humour. »

17 novembre 2010

Une tâche de bûcheron

Maurice croit reconnaître monsieur H. C’est en effet monsieur H., mais un monsieur H. qui se retrouve aussi à trimballer des troncs d’arbre sur ses épaules par un froid polaire après les avoir sciés, élagués, émondés. Maurice goûte une douce vengeance, et se réveille.
Léa dort aussi, épuisée par sa journée, son livre, à l’abandon sur la poitrine, dont les pages semblent l’appeler car les mots, tout agités, ne se résolvent pas à s’endormir à leur tour.
« L’hiver, c’est le royaume des étendues blanches, des chatoiements opales, un Niagara de neige avec des aurores ambre, azur ou roses pareilles à des ciels d’Italie tels qu’on les voient sur des aquarelles. La profondeur de la forêt est impassible, sans un souffle de vent, les flammes montent vers le ciel, la nature est d’une pureté virginale, tant qu’il n’y a pas de gens. Les hommes et leur œuvre sont si monstrueusement hideux, si absurdement effrayants que l’on se croit dans un cauchemar. Qui a inventé cette torture, qui a eu besoin d’esclaves, de soldats d’escorte, de cachots, de saleté, de faim et de torture ? »

15 novembre 2010

Alain fut-il jamais le même homme ?

— « Mes deux premiers souvenirs ne sont pas entièrement invraisemblables, même s’il est évident que que les nombreuses variantes et pseudo-précisions que j’ai introduites dans les relations — parlées ou écrites — que j’en ai fait les ont profondément dénaturés. »

Il n’y a pas si longtemps que Léa a connu Alain. Elle ne sait plus si cet Alain-là protégé par monsieur Roups est bien celui, énorme, indestructible, fascinant, gonflé d’une cynique arrogance, qui surgit un soir au septième étage du 87 boulevard de la Fraternité.
Maurice connaît Alain depuis toujours. « Connaître » n’est pas exact. « Souvenir d’enfance » encore moins.
Peut-être Ristourne a-t-il tout ou partie de la réponse.

13 novembre 2010

Alain est-il toujours le même homme ?

En rentrant à l’hôtel de la Girafe, son hôtel, là où il héberge Alain sans jamais le menacer d’expulsion avec pertes et fracas et si nécessaire en appelant les flics à la rescousse, comme il se le devrait selon la charte non écrite de l’hôtellerie, monsieur Roups va jeter un coup d’œil dans la chambre d’Alain, sans manquer à la plus élémentaire des discrétions, sans qu’il y soit obligé par la charte non écrite de l’hôtellerie, en entrebâillant la porte comme une maman, pense-t-il, comme sa propre maman, se souvient-il, qui n’allait pas se coucher sans vérifier que son petit Irénée (Néné) dormait paisiblement, bien couvert jusqu’aux yeux, lui tâtant le front pour constater une fièvre toujours possible, bien qu’elle eût tout un hôtel à s’occuper, ce même hôtel de la Girafe où Alain dort, très agité si l’on en croit les draps, la couverture et l’édredon sens dessus dessous. Les murs de la chambre sont couverts de l’écriture d’Alain, des lignes rageusement raturées, mais, malgré ces charbonnages, monsieur Roups y lit « Chemin faisant Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés » et sur la ligne d’en-dessous « Suzanne repliait ses jambes, approchant ses talons de ses fesses ; ses genoux élevés rendaient ses jupons fort courts ». La suite est illisible.

11 novembre 2010

Un client pas comme un autre

— « Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il est écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas. »
En bon vaguemestre monsieur Roups transmet le message de son cher client qui depuis longtemps est bien davantage qu’un client. Maurice l’écoute sans comprendre. Léa comprend. Au moment de poursuivre, monsieur Roups hésite.
— Zut, j’ai oublié, j’aurais dû noter.
Léa était déjà allé chercher un livre dans la bibliothèque.
— « Ici Jacques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. »
— Voilà, c’est ça ! Comment vous avez fait pour trouver ? dit monsieur Roups.
Et Maurice comprend (Alain est tout de même le frère de Maurice).

La maladie d’Alain n’a rien d’inquiétant sur le plan vital. Une fatigue comme s’il avait marché à travers le désert sans boire et sans manger. Il ne parle plus. Il s’exprime par gestes et écrit des divagations sur les murs de sa chambre.
Monsieur Roups ignore que ces divagations sont de Diderot.

9 novembre 2010

La visite de la Girafe

— « Les gens se trompent quand ils pensent que les miens n’ont rien à faire dans ce temps, car les miens sont en vérité et en réalité plus vivants dans ce temps que d’autres et maîtrisent ce temps, comme on le voit, avec une intelligence plus concrète que d’autres, lorsque je songe que l’influence qu’ils exercent aujourd’hui sur leur entourage n’est pas des moindres. »

Léa et Maurice lisent le même livre dans des temps différés. Désormais, Maurice précède parfois Léa, parfois c’est l’inverse. Quand Maurice vient sur les pas de Léa, les passages que Léa a lus à haute voix lui reviennent en écho, comme s’il les avait lui-même choisis.

« Comme ils ont été étonnés, a dit mon oncle Georg, lorsque je leur ai fait remarquer un beau jour qu’ils n’avaient plus ouvert nos bibliothèques depuis six mois et que j’ai exigé l’accès aux bibliothèques. Lorsque je disais nos bibliothèques, les gens étaient toujours surpris car tous les autres gens auraient pu dire, dans le meilleur des cas, notre bibliothèque, parce qu’ils n’avaient qu’une bibliothèque, nous, nous en avions cinq, mais avec ces cinq bibliothèques nous étions tout de même restés, intellectuellement, sur une voie de garage, a dit mon oncle Georg, d’une manière beaucoup plus honteuse que les gens qui n’avaient qu’une seule bibliothèque. »
À faire le compte de qui grimpe les sept étages du 87 boulevard de la Fraternité, on ne va pas loin. Un, deux, trois. On ne peut pas parler d’adeptes : Alain, quand ça le prend, Sara, quand ça lui plaît, et monsieur H., quand ça lui chante. Ce dernier est le plus régulier, un abonné en quelque sorte.
La visite de monsieur Roups, qui se présente comme Irénée Roups gérant de la Girafe tout près là-bas sur la place, surprend Maurice et Léa. Avant d’en venir à l’objet de sa visite, il les félicite pour leur installation, en connaisseur. Il partage leur goût pour les livres même s’il a préféré pour sa part, modestement, se spécialiser dans les livres qui comprennent « hôtel » dans leur titre, car étant hôtelier (depuis 1828), c’est parfaitement logique, somme toute. Maurice croit que c’est là le motif de sa démarche. Léa devine déjà Alain dans l’ombre de cet homme. En effet, il vient de sa part.

6 novembre 2010

La dissociation de l’espace et du temps

Léa n’a pas parlé à Alain. L’imbattable boucan n’y fut pour rien. Elle se plaça dans son champ de vision sans qu’il réagisse. Il marchait au sein de la manifestation mais Léa voyait qu’il n’appartenait pas à cet ensemble, comme s’il partageait le même espace mais pas le même temps (le comptage des manifestants en tiendra-t-il compte ?). Alain marchait nue tête sur un boulevard déserté et balayé par le vent. Cette impression se confirma quand, après qu’elle l’eut reconnu, elle fut saisie par le fléchissement de sa silhouette qui lui donnait quinze ou vingt ans de plus. De son visage seul son nez répondait à sa définition, reste de son intégrité, témoignage de son authenticité.
Léa fut happée par un courant joyeux qui remontait effrontément vers l’avant. Elle ne s’aperçut pas qu’elle dépassait le 87, le nouveau et tumultueux gouvenement du boulevard faisant peu de cas de son environnement bourgeois qui, au mieux, apparaissaient comme des berges lointaines.
Léa ne s’en ouvrit pas à Maurice. Elle attendait. Maurice n’ajouta rien non plus. La vision de son frère s’était imprimée et ne laissait pas en paix. Il aurait aimé continuer de penser qu’Alain était reparti en Tasmanie, ou en Patagonie — et il se défendait d’ajouter « au diable ».

— « Mais il est faux de dire qu’à Wolfsegg le temps se serait arrêté, puisque eux, les miens, sont dans ce temps, existent dans ce temps, comme ils le prouvent par leur existence présente. Ils sont même imprégnés par ce temps présent, ai-je pensé, beaucoup plus profondément que d’autres, mais à leur manière. Il n’est pas juste de dire que les miens sont des survivants d’un temps passé, d’un temps ancien, d’un temps depuis lontemps révolu, puisqu’ils sont dans ce temps. »

4 novembre 2010

Après la dispersion

« Rentré chez lui, il passa sa robe de chambre, enfila ses pantoufles et se mit à lire un roman. Sa femme n’était pas rentrée. Mais une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’il entendit tinter la sonnette dans le vestibule et que les pas de Pierre, qui courait ouvrir, résonnèrent sourdement. C’était Julia. Elle entra dans le cabinet de son mari en pelisse, les joues rougies par le froid. »

Maurice sursauta. Il lisait Trois années de Tchekhov quand Léa rentra. Il ne s’étonna pas de la coïncidence. Maurice n’avait d’autres croyances que les coïncidences. Ristourne frayait le passage en ignorant la loi du plus court chemin d’un point à un autre.
— Maurice, tu ne sais pas qui j’ai rencontré à la manif ?
— Alain.
Maurice n’a pas hésité, seulement surpris par la défaillance de la voix de Léa, déjà voilée d’ordinaire.
Lucinda n’a pas remplacé Léa ce matin. Elle ne s’est pas rendue à Pridami. Elle a marché sur les boulevards, avec tous les autres, où elle a perdu sa voix.
— Comment tu le sais ?
— Je n’ai vu que lui.


1 novembre 2010

Le répertoire des hauts-parleurs

Le boulevard de la Fraternité n’est pas spécialisé dans le défilé d’éléphants. Associé à ceux de la Liberté et de l’Égalité qui le précèdent en toute logique, il prête sa longueur et sa largeur aux manifestations de protestation avant qu’elles se dispersent place de la Girafe. Intrigué par la rumeur, Maurice regarde le cortège depuis le septième étage. Au-dessus des clameurs se superposent les slogans scandés par les hauts-parleurs larsenants et crachotants, quand ce n’est pas la musique tonitruante qui prend un long relai. Maurice ne comprend pas tout de suite de quoi il retourne. Il ne peut distinguer ni les banderoles ni les paroles malgré la formidable amplification, ou par son fait. En revanche, les drapeaux offrent quelque chose à son goût en dehors de tout contexte.
Léa est partie au travail. Lucinda serait-elle du nombre ? Maurice scrute. Après avoir vu une abstraction, un flot, une inquiétude, il parvient à distinguer les individus formant cette foule, ce qui le rassure. Il ouvre la fenêtre mais il comprend encore moins ce qu’il entend. Il présume que le son, en montant, perd sa matérialité première comme l’eau se transformant en vapeur. Il descendrait bien s’il se confirmait que cette foule est constituée d’individus.
Une silhouette se signale, comme si elle était familière à Maurice, ou comme si Maurice l’inventait.
Alain.
Maurice entendit alors les hauts-parleurs dépasser leur répertoire.

« Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée
Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,
Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,
Se projetait, pareille à celle de judas.

Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine
Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
Si bien que son bâton, parachevant sa mine,
Lui donnait la tournure et le pas maladroit

D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.
Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,
Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,
Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent. »

30 octobre 2010

L’opacité des uns, la transparence des autres

Ristourne est un chat amène. Personne ne le rebute a priori. Maurice et Léa se désoleraient de lui voir faire la fête au syndic s’ils ne connaissaient son allergie aux chats. Ce petit plaisir n’est pas anodin car en garçon charmant qu’il est, cet homme ne veut se départir d’une attitude répondant en tous points aux critères de la bienséance. Sans cette stricte observance, il ne saurait pratiquer son métier, sa mission, qu’il n’envisage pas sans une solide bonne conscience.
Monsieur H. (ne le nommons pas) est revenu en rapportant le livre emprunté qu’il a littéralement dévoré. Maurice et Léa chassèrent leur chat afin qu’il n’en rajoute pas dans un concours obscène où qui enjôle par nature et qui flagorne par profession.
La dette ne fait aucun doute. Aussi Maurice et Léa laissèrent-ils une nouvelle fois monsieur N. faire son numéro, en pensant que c’est un moindre mal — jusqu’au printemps en tout cas. Il emporta cette fois-ci le tome 3 de L’Homme sans qualités.



28 octobre 2010

5 moyens de transformer votre vie

— « Le soir de ce même jour arriva un télégramme, et l’après-midi du lendemain, Agathe.
La sœur d’Ulrich débarqua avec peu de bagages, selon qu’elle avait rêvé de tout laisser derrière elle.
Néanmoins le nombre de valises ne correspondait pas tout à fait au précepte : Jette tout ce que tu possèdes, jusqu’à tes souliers. Quand Ulrich en fut informé, il se mit à rire : deux boîtes à chapeaux avaient même échappé au feu.
Le front d’Agathe prit l’expression charmante de l’offensée qui réfléchit en vain à l’offense.
Ulrich avait-il raison de critiquer l’expression imparfaite d’un sentiment qui avait été vaste et exaltant ? »

La sérénité de Maurice a fait long feu. Les ponts de chemin de fer n’y invitent guère. Déjà s’être risqué à l’évoquer suite à un passage inopiné d’éléphants était téméraire. Faudrait-il régulariser le passage des éléphants, les jours de pluie de préférence, sous les fenêtres du 87 boulevard de la Fraternité, afin que Maurice s’installe durablement dans cette enviable état d’esprit ? Il est à craindre que la routine l’emporterait, les éléphants s’épuisant en vain à donner à Maurice un début de tranquillité.
N’exagérons rien. Maurice n’a jamais connu que l’état d’inquiétude, une inquiétude de lui-même pour l’essentiel, ce lui-même inquiet de ne pas s’inquiéter davantage des autres, de Léa d’Alain…
L’opacité du moment, des êtres et des choses, conduit Léa à choisir un livre laissé en cours, pense-t-elle, par un des précédents bénéficaires de la bibliothèque, dans l’intention de prenant le relai. Le marque-page à la page 208 du deuxième volume de L’Homme sans qualités vante « 5 moyens de transformer votre vie ». Parmi ceux-ci, « l’anglais dans un fauteuil », « la passion du dessin va transformer votre vie » et surtout


26 octobre 2010

Une gare, une valise, Alain

Depuis qu’Alain ne vient plus, Maurice et Léa se demandent ce qu’il devient ou, ce qu’il peut bien devenir, ou, ce qu’il est devenu. Jamais lors de ses précédentes absences Maurice ne s’était questionné de la sorte. Alain était là-bas, et c’était tout. Avec Léa il se questionne. Parfois ils voient le pire, mais ça ne dure pas trop, l’image morbide s’atténue, s’efface, et finit par passer pour un banal cauchemar que le réveil vainc — provisoirement.

— « J’ai toujours aimé les gares ; les hommes s’y montrent généralement plus tendres qu’ailleurs ; on les voit pleurer quelquefois. Et puis, c’est joli en tant que spectacle, le soir surtout. L’odeur de la fumée me plaît aussi, depuis toujours. »

Ici, Maurice voit Alain. Les gares lui évoquent Alain une valise à la main. Alain est quelqu’un attaché à une valise.

25 octobre 2010

Excès de vitesse

— « En sortant de là, je me suis retrouvé sur le boulevard ; il faisait presque nuit, il pleuvait légèrement. Il n’est pas meilleur temps pour rentrer en soi-même, au chaud. C’était une bonne occasion de remettre au jour d’anciennes impressions recouvertes d’une couche de poussière. On a grand tort de ne pas faire cela plus souvent. »

Léa s’interrompit.
Maurice écrit dans son coin. Maurice écrit quand Léa lit. Il recopie. Il recopie si vite qu’il a le sentiment que c’est lui qui guide la lecture de Léa.
Il écrit : « C’est vers douze ans que j’ai lu les livres de Jules Verne, presque tous. Toujours est-il que je ne les ai pas aimés — à l’exception du Tour du monde en quatre-vingts jours et de Michel Strogoff. Mais pourquoi ? Parce que l’on m’avait imposé cette lecture instructive, peut-être. Aujourd’hui encore, la science m’ennuie. »

23 octobre 2010

Une dangereuse leçon de perspective

C’était l’idée de Maurice. Souvent les idées sont de Léa. Les idées de Maurice, il les garde pour lui — ou bien n’en aurait-il guère à
partager ? Cette fois-ci, cette idée-là, Léa l’accueillit avec joie.
— Alors on y va.
Nous étions dimanche. Comptons les dimanches sans promenade. Ça s’embrouille. Sauront-ils seulement encore se promener, eux qui n’auraient jamais su sans les leçons des livres et celles de Sara qui n’en revenait pas qu’on eût du goût pour le kitsch des jardineries. Maurice et Léa se défendaient mollement. C’était inavouable. Ça leur appartenait.
Une fois sur le pont, ils attendirent le passage d’un train.
Maurice guette un panache de fumée bien qu’il sache que c’est idiot. Léa s’est accoudée sur le mur de pierre, elle fixe le point d’horizon où tous les traits se rassemblent pour donner une leçon de perspective.
Un train se signale. Léa s’empare du bras de Maurice, à l’arracher…


21 octobre 2010

L’oncle de Turin et le nez de Léa

Maurice ne s’est pas fait si mal en tombant dans l’escalier. Il a craint pour son nez — bien que son intégrité ait déjà résisté à un nombre incalculable de gadins. Léa le lui a soigné en parlant du sien, qui se cassa dans un escalier, aussi, chez son oncle de Turin, qui était médecin. « Ça tombe bien » lui avait-il dit. Léa aimait cet oncle, alors elle lui pardonnait son humour.
On disait dans la famille que cet oncle avait appris à relativiser.
Léa apprit à aimer son nez, à la longue. Maurice l’a toujours aimé ce nez tout cabossé. Comme l’hôpital qui se moque de la charité, répondait Léa.

18 octobre 2010

Vingt centimes

— « Salomon déclara, comme d’habitude, qu’il avait assez travaillé pour aujourd’hui ; qu’il était fatigué ; qu’il n’avait pas envie de mourir jeune et de surmenage ; qu’il reprendrait son travail demain ; qu’il lui restait d’ailleurs vingt centimes, de quoi vivre heureux pendant deux jours. »

Maurice fouilla au plus profond de ses poches. En insistant un peu, il y trouva vingt centimes. Ce hasard le réjouit. C’était le présage de deux journées heureuses — sauf à désespérer de la littérature.

16 octobre 2010

Des temps aussitôt plus sombres (ou Le cours du livre sur les marchés)

— « Růžena, j’ai vendu le livre que nous avons lu ensemble pour m’acheter du faux pâté de foie, nous allons le partager Thomas et moi. Ce ne sera pas un partage équitable, parce que Thomas n’aura que la croûte, mais reconnais que Thomas peut s’élancer sur les arbres pour chasser un oisillon ou bien aller flairer un trou de souris. Pardonne-moi, Růžena, d’avoir vendu ton livre. Il y avait dedans des mots qui te plaisaient, il y avait une phrase que tu aimais. Nous tournions impatiemment les pages, nous avions peur que la fin soit trop proche, et pourtant nous nous en réjouissions, nous étions alors à la campagne, au chalet, nous ne pouvions pas sortir parce que dehors il pleuvait à verse et nous lisions ensemble, tu étais toujours quelques lignes en retard
sur moi, mais j’attendais toujours afin que nous tournions ensemble la page. »
— Attends-moi Léa.

Ristourne se doute-t-il qu’il fut Thomas dans un livre ?
Ristourne ne se doute de rien, il dort, il a mangé, il est bien au chaud, il est chat.
Léa pense au syndic. Il n’a toujours pas rapporté le livre. Un sursis ? De là à sacrifier le livre d’Emmanuel Bove. Voudrait-il maintenant se payer livre après livre, goutte à goutte ? non pour se rembourser — il n’ignore pas le prix des livres au poids — mais en appuyant là où ça fait mal.
Léa ne supporte pas que le syndic s’installe au cœur de cette lecture. Le chat s’en effraie.
— Si nous sortions.
— Il pleut.
— Parce qu’il pleut, justement.
— On ferme à clef ?

14 octobre 2010

Des temps meilleurs (une pause)

Depuis le passage des éléphants, à moins que ce soit grâce à Montaigne, Maurice est plus serein. Songeur, mais serein. Serein et plus disponible (rassuré, curieusement ?). Léa le perçoit sans savoir à qui, de Montaigne ou des éléphants, il faudrait l’attribuer.
Ou à la conviction de la pluie ? Ou à l’indécision du chat ? Ou au rire de Léa ?

12 octobre 2010

Le nouveau passage des éléphants

Maurice regarde par la fenêtre. Il pleut. Ristourne fait des palinodies de chat avant de sortir, ou pas. Une théorie de camions rouge et jaune rend au boulevard de la Fraternité un air enfantin et joyeux. Les klaxons ne sont pas tous d’accord avec cette appréciation.
Léa pioche dans Montaigne. Elle n’a jamais pu se décider à le lire. Pourtant, la rue perpendiculaire au coin du 87 porte son nom.
— Maurice, tu peux fermer la fenêtre s’il te plaît.
— C’est le chat, il ne sait pas se décider.
— Le chat a bon dos.
— Je t’assure Léa, dès qu’il aura opté pour un côté ou l’autre, je fermerai la fenêtre.
— C’est quoi tous ces klaxons ?
— Un cirque, enfin c’est à cause d’un cirque tout ce bazar que ça râle comme ça.
— Faut toujours qu’il y ait des rabats-joie.
— Il doit s’installer place de la Girafe.
— Sans doute Maurice.
— On entend même barrir les éléphants !
— Sans doute Maurice.
Maurice se tourne vers Léa pour vérifier son effet.
Mais si bien sûr que je ris, Maurice, tu es si drôle.

— « En mes écrits mêmes, je ne retrouve pas toujours l’air de ma première imagination ; je ne sais pas ce que j’ai voulu dire, et m’échaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. »

10 octobre 2010

Il était une fois des fleurs boulevard de la Fraternité

— « Il ne voyait les fleurs, le sous-bois ou le bord de la mer qu’à travers une vitre qui l’en séparait. Le spectateur qu’il était ne pouvait pas rentrer dans l’image et n’avait accès qu’à l’idée que s’en faisait son cerveau désolé. Il devait se contenter du souvenir de ces paysages ou de ces fleurs dans un vase. S’il voyait s’animer un bout du monde, il n’en faisait pas partie. Il en était toujours écarté. Du reste il lui suffisait
de voir des fleurs, le sous-bois ou la plage pour les priver de toute réalité. »

Les promenades dominicales se raréfiaient. Il y avait toujours une raison, pas toujours exprimée, alors que jusqu’ici il n’y avait eu besoin d’aucune raison pour aller se promener dans les jardineries aux confins de la ville, voire au-delà quand Sara entraînait Maurice et Léa dans son sillage. On pourrait dater cette modulation depuis que Maurice arpente la ville pour des raisons pécuniaires — si cette explication n’était pas trop paressseuse.
Et puis Sara ne s’est plus manisfestée depuis l’histoire avec Walter — sans imaginer pour autant un rapport de cause à effet.
Sara n’a rien de commun avec les femmes qui savent aimer comme elles seules. Elle reproche à Léa de savoir aimer comme une femme se devrait d’aimer, comme elle aime Maurice. Ça l’amuse plus que ça la désole. Ça finit par la toucher. Ça finit par l’inquiéter.
Elle aime sa sœur non comme on doit aimer une sœur, mais comme elle aime sa sœur on ne sait souvent pas aimer.
Il est arrivé que Sara ne se manifeste plus des années durant sans pour autant s’exiler dans une patagonie tasmanienne. Elle se promène dans les pensées de Léa qui invente alors une Sara composée comme un palimpseste confondant plusieurs âges où se bousculent des événements où se disputent le grave et le futile.
Maurice voit souvent Alain en se regardant dans la glace. Il y voit aussi son grand-père Emmanuel comme il l’a inventé, et puis son père…

7 octobre 2010

Les détails du grand chêne

Nous avons déjà vu que de son voyage à Amsterdam, Maurice ne garde à l’esprit que la porte ceinte d’un blanc indicible de La Ruelle de Vermeer, alors que, sur place, il s’était perdu en conjectures devant une autre porte — au risque d’en perdre la raison. Certes. Elle l’avait surtout intrigué, amusé, avant qu’il passe son chemin en imaginant Descartes au volant d’une DS 21 noire.



Plus tard, il s’égara à établir la nomenclature exhaustive des produits généreusement présentés par la maison Eichholtz, par défi, en suivant la méthode d’enregistrement des feuilles d’un arbre qu’il reçut de son grand-père Emmanuel (qui concédait que c’était tout de même plus facile en hiver). Or, non seulement il oublia ces détails par million, comme parvenu à B, A est déjà oublié, mais il ne resta rien de cet épisode jusqu’à maintenant où Maurice retrouve ce nom (à un « t » près) dans un dictionnaire français-allemand (= du chêne). La porte ceinte d’un blanc indicible de La Ruelle de Vermeer avait tout effacé, ce blanc qui s’oppose à toute idée de détail. Mais à son tour, un blanc misérable le recouvra, et Maurice est impuissant à se rappeler l’essence de ce blanc irréductible à toute reconstitution profane, si ce n’est à toute représentation.

5 octobre 2010

L’allemand première langue

Léa a fait allemand première langue. Son père aurait préféré l’anglais, plus contre l’allemand que pour l’anglais. Sa mère a insisté en disant :
« Justement. » Léa faisait le minimum, plus contre le professeur que contre l’allemand. Maintenant, elle regrette de ne pas lire tous ces auteurs de langue allemande en allemand pour traduire elle-même les passages qu’elle lit à haute voix à Maurice — qui a fait un peu d’espagnol avant de se consacrer plus tard à la langue d’oc limousine.
— « Man tut gut, gewisse Dinge, die sich nicht mehr ändern werden, einfach festzustellen, ohne die Tatsachen zu belauern oder auf nur zu beurteilen. So ist mir klar geworden, daß ich nie ein richtiger Leser war. In der Kindheit kam mir das Lesen vor wie ein Beruf, den man auf sich nehmen würde, später einmal, wenn alle die Berufe kamen, einer nach dem andern.* »


* L’on fait bien de constater simplement certaines choses qui ne peuvent pas changer, sans déplorer les faits, ou même les juger. C’est ainsi qu’il m’est apparu clairement que je ne serais jamais un véritable liseur. Lorsque j’étais enfant, je considérais la lecture ceomme une profession qu’il faudrait assumer, plus tard, un jour, lorsque viendrait le tour des professions.
(traduction de Maurice Betz)

3 octobre 2010

De plus en plus de questions

— « Peut-être voyage-t-il encore toujours, comme c’était son habitude. Peut-être la nouvelle de sa mort, écrite de la main du domestique étranger, en mauvais anglais ou en quelque langue inconnue, quitte-t-elle en ce moment je ne sais quel continent lointain. Peut-être aussi cet homme ne donnera-t-il même pas signe de vie, s’il doit quelque jour survivre seul à son maître. Peut-être tous les deux ont-ils disparu depuis longtemps et se sont inscrits sur la liste des passagers d’un bateau perdu en mer, sous des noms qui n’étaient pas les leurs. »
— Léa, dis-moi, tu voulais me le cacher pour m’épargner ?

Maurice a lu Rilke après Léa et s’il a lu ce passage à Léa, c’est parce qu’il sait que Léa l’avait aussi remarqué mais qu’elle n’était pas allée jusqu’à le lire à haute voix à Maurice. C’est comme si Léa avait voulu cacher quelque chose de terrible à Maurice.


1 octobre 2010

Quand il suffit d’y mettre les manières

Le syndic d’immeuble est un garçon charmant. Grand, svelte, des cheveux de chef d’orchestre, portant des lunettes d’écaille comme avant lui plusieurs générations de professeurs de khâgne, il grimpe les escaliers du 87 boulevard de la Fraternité sans se départir de l’élégance que lui donnent à la fois sa grandeur d’âme et son écharpe de cashmere (il la porte en version originale), et, quand il cogne à la porte du septième, c’est avec le tact qui sied à un garçon charmant car c’est un garçon charmant depuis le jardin d’enfant où il apprit à se comporter en société.
Le terme est échu depuis seulement trois jours qu’il se dérange en personne pour rendre une petite visite à Maurice et Léa — et Ristourne malgré son allergie aux chats — afin de parler littérature. Il préfère toujours commencer par la littérature, des œuvres de l’esprit qui proposent une idée de l’immortalité, avant d’aborder les questions économiques qui, décidément, sont passablement chi-ântes. Sa manière de prononcer ce dernier mot qui, a priori, dénote dans un portrait jusque-là immaculé, écœure Léa au plus haut point, cependant moins que sa posture de garçon charmant épris de belles lettres. Sa manière de faire le tour de la bibliothèque, un doigt courant tout le long sur les reliures inégales comme sur les cordes d’une harpe, est celle d’un prédateur qui mesure combien il pourrait en obtenir : une misère.
Afin de rompre l’encerclement au plus court, Léa lui signe un chèque qu’il endosse aussitôt de deux coups de griffe. Il lui propose naturellement un délai d’encaissement, celui qu’elle voudra du moment que ce soit avant le prochain terme, dit-il sur un ton complice qui fait une partie de son charme.
Il repart aussi charmant qu’il était venu, non sans avoir emprunté un livre* — « Tiens ! je ne l’ai pas encore lu celui-là ! Les amis de mes amis ne sont-ils pas mes amis ? » — afin d’être obligé de revenir pour ne parler cette fois-là que de littérature, et seulement de littérature.

En effet, n’est-il pas lui même un personnage de roman de deux sous ?

* Mes amis d’Emmanuel Bove : « Le propriétaire m’a donné congé.
Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. »

29 septembre 2010

Un arrangement sentimental

— « J’ai tendance à me laisser prendre par toute espèce de gens à première vue ; mais jamais mieux que quand un pauvre diable vient offrir ses services à un diable aussi pauvre que moi ; et comme je connais cette faiblesse, je permets toujours à mon jugement de rabattre quelque chose pour cette raison même — plus ou moins, suivant l’humeur où je me trouve, et la situation — et je puis ajouter suivant le sexe de la personne que je dois commander. »

Walter, après l’émotion de le voir perdu, que ce soit au cœur d’une forêt hostile comme un malheureux petit Poucet, ou au milieu d’un lac sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une couche de brume pour donner dans l’authenticité, ou par une nuit sans lune, ou sous une lune romantique amoureuse de son reflet, c’est selon, est resté dans les mémoires sous divers avatars. Démêler le vrai du faux est une gageure maintenant que chacun en a échafaudé le souvenir.
Walter, un pauvre diable ?
Walter, un cabot magnifique ?

Léa regarde Maurice comme elle le regarderait si elle portait des lunettes pour lire.
— Et Alain, un voyageur sentimental ?
Léa est retournée à sa lecture. Bientôt elle aura envie de partager ce bout de chemin que Maurice s’empressera d’emprunter dès qu’elle endossera la tournure de Lucinda.
— « Quand le chemin est trop rude pour mes pieds, ou trop escarpé pour mes forces, je le quitte pour quelque sentier uni et velouté où l’imagination a semé les boutons de rose des plaisirs ; et après y avoir fait un tout ou deux, j’en reviens fortifié et rafraîchi. »
— Nous avons la réponse.

27 septembre 2010

Éloge de Walter, une revanche

— « Du gravier au fond de la gorge, une voix de théâtre, disait-on, tellement caractéristique, et comme Walter en faisait beaucoup dans la vie, toujours en représentation, le prototype du cabot selon la définition commune, victime de sa voix tonitruante car même s’il chuchote on n’entend que lui des kimomètres à la ronde, on voudrait qu’il se taise enfin, au moins de temps en temps, alors que ses propos méritent d’être écoutés, quand il disserte sur l’usure de la beauté, par exemple, sans jamais interrompre sa phrase, la laissant s’écouler en respirant à la virgule pour mieux illustrer son propos, il nous captive sans effort, lui que la rumeur rapporte qu’il fut le plus bel homme de son époque, émargeant aux bras des plus belles femmes dans les salons les plus en vue du boulevard Saint-Germain, ce dont il ne se vante pas, candide garçon à la voix fluette perdu parmi les vieillards du Temps retrouvé, introduction magistrale à cette dissertation qu’il enrichit au fur et à mesure qu’il la dévide, quand les faits le rattrapent, comme l’atteste sa voix caverneuse et ses efforts pathétiques pour se tenir droit. »
— Tu crois que c’est le même Walter que Sara nous a présenté ?
— En tout cas c’est ce qu’elle écrit. « Quand Walter se tait, au lieu de mourir, il écoute. Il m’écoute alors que je ne parle guère. C’est le Walter que je connais le mieux. Je ne lui sais pas d’âge depuis le jour où je rencontrai, à un arrêt de bus, ce vieillard chenu comme celui présenté sur les gravures des âges de la vie, moi illustrant idéalement alors le premier. J’en suis maintenant au deuxième. Quand mes silences sont trop épuisants, au lieu de parler, il chante. Il choisit une chanson de troubadour célébrant l’amour courtois, un air de cour de monsieur Lambert, une mélodie de Duparc, ou une bluette que sa mère fredonnait pour se donner du courage. Il ne recourt à aucun artifice. Si sa voix accuse quelques accents rocailleux, je la reçois comme une eau fraîche qui s’est jouée des obstacles, à son profit et au mien. »
— Tu crois aussi que c’est la même Sara ?

25 septembre 2010

Ronds dans l’eau

Sara ne s’est pas manifestée depuis le jour où elle a laissé Walter au milieu du lac tournant en rond sur son canoë, après qu’elle eut sauté à l’eau et regagné la berge où le rire le disputait à la consternation.

Alain ne s’est plus manifesté depuis, depuis quand déjà ? Ni Maurice ni Léa ne croient sérieusement qu’il filerait le parfait amour quelque part en Tasmanie ou en Patagonie. Ces destinations ne sont pas réputées pour de telles escapades romantiques. Mais avec Alain, allez savoir.

Sara et Alain ne se sont jamais croisés, en tout cas pas en présence de Maurice et Léa, et comme nous passons l’essentiel de notre temps avec eux, il se pourrait qu’un événement les concernant l’un et l’autre nous ait échappé.

20 septembre 2010

Mise à l’épreuve de lieux incertains

Quand Richard Cœur de Lion obnubilait Maurice au point de constituer le fil de sa vie, il s’emballait parfois pour une lubie seconde, ou tierce, jusqu’à devoir se rendre sur-le-champ à Florence, Amsterdam ou Londres éprouver une émotion qui restera impossible à se rappeler dans sa dimension authentique, et sans espoir de la transmettre.
Aujourd’hui que Richard est aux oubliettes, Maurice écoute lire Léa avec une attention plus aiguisée que jamais afin d’y déceler l’intention secrète et composer de son côté, en catimini, cet ouvrage qui figurera en bonne place à la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits. Cette idée, Maurice la sait vaniteuse, et fumeuse, et tout ce qu’on voudra, mais elle lui tient chaud.


Ce rappel pour situer les pensées de Maurice alors qu’il jette les prospectus à la poubelle pour soulager sa conscience vis-à-vis de Léa sans songer que, a contrario, ce geste pouvait lui valoir les foudres de son employeur et par là-même de se retrouver incapable d’avouer son renvoi à Léa.
De l’« enfantine » de Jean-Claude Pirotte que Léa a lu entièrement à haute voix, Maurice se souvient de « J’aimerais pourtant parler de la petite ville. Je l’ai revue rarement, il me semble qu’elle n’a pas changé, mais je me trompe. Ce n’est pas elle que j’observe, mais son image palpitant au détour d’un rêve enfantin, dont l’éclairage accuse de fausses perspectives. Sans doute en va-t-il ainsi, toujours, des lieux qui ont abrité nos métamorphoses. Ce qu’il faut admettre, et pourquoi pas ? célébrer, c’est tout simplement l’absense de réalité. »
Peu après, alors que sa vaillance finissait de le lâcher, la réminiscence d’un autre passage le tétannisa entre les troisième et quatrième étages du 87 : « Si tu lisais ces lignes, tu ne te reconnaîtrais pas, dussé-je dessiner chaque trait de ton visage avec la plus extrême minutie. Nous ne devons jour après jour notre lamentable salut qu’à la chaîne des trahisons.
Perdue d’avance, l’épreuve du jour. Non point perdue en vérité : falsifiée, défigurée, escamotée. »
Léa n’était pas là. Elle rentre plus tard désormais que sa journée de Lucinda n’en finit pas. Cela évitera à Maurice de lui répondre, si elle lui avait trouvé une drôle de tête, qu’il n’en avait pas changé, hélas, qu’il n’en avait pas d’autres.

« C’était le temps d’Hélène, je le sais, mais ma crainte est telle maintenant d’évoquer la si lointaine silhouette, il me semble qu’une phrase un peu sonore, le souffle un rien trop appuyé d’un mot détruirait à jamais la plus fragile et la plus belle des images d’enfance. »

18 septembre 2010

Pour la bonne bouche

Maurice tire son caddie rempli de prospectus en traînant des pieds, comme ses semelles s’en plaignent. Il se rappelle sa mère. Les feuilles mortes bénificieraient au tableau si ce n’était une pluie glaciale qui en font de la bouillie. Maurice espère la neige. Il se rappelle sa mère. Aux gueules des boîtes aux lettres se sont substitué celles des caniveaux. Maurice les guigne une à une, et remet à la prochaine.
Place de la Girafe, face à l’hôtel éponyme, sont alignées les grosses barriques du tri sélectif au grand dam de monsieur Roups « ça jure trop rapport à l’esthétique et surtout rapport au bruit », bien que, ajoute-t-il, « c’est bien pratique pour moi rapport au temps ». La nuit précoce favorisera le dessein de Maurice. Il laissera les caniveaux à leur devoir premier. La barrique jaune l’attend, comme promise. Il faudra insister pour y enfiler les liasses de prospectus de Mill’s 99, ouvert le dimanche pour mieux vous servir ! Elle saura mieux les digérer qu’elle n’a su les avaler.

À l’écoute du récit de Maurice, étonnamment disert pour la publicité de son exploit, Léa s’est rappelé une lecture récente.
— « L’obstination de la neige et des glaces me détournerait de moi-même et d’un passé dont je ne peux affirmer qu’il fut ce que je rêve, et surtout qu’il est le mien. Rien ne nous appartient de ce que nous semons dans la forêt des contes. Et ce que nous cueillons en quelque verger souverain que nous avions cru posséder par la splendeur de l’instant n’assouvit jamais nos soifs d’imaginaires, mais ne fait qu’altérer plus encore le tissu d’une existence hagarde. »

16 septembre 2010

Le sens de la fuite

— « Cependant il y avait en elle quelque chose qui me rappelait ma mère si frêle et si svelte. Plus je la regardais, plus je retrouvais dans son visage les traits fins et légers dont je n’avais plus, depuis la mort de ma mère, pu me souvenir bien nettement ; à présent seulement, depuis que je voyais quotidiennement Mathilde Brahe, je savais quel avait été le visage de la morte ; peut-être même le savais-je pour la première fois. À présent seulement se composait en moi de cent et cent détails une image de la morte, cette image qui depuis longtemps m’accompagne partout. »

Léa s’est sauvée. Maurice n’a pas réagi. Il a laissé Léa se sauver sans réagir tout de suite. Il finit par se précipiter à la fenêtre et repère Léa qui court en remontant le boulevard de la Fraternité, échevelée. Qu’elle n’ait pas pris le boulevard dans le sens de la descente le rassure. Il ne saurait dire pourquoi, peut-être parce que quelqu’un qui se sauve préfère se sauver dans le sens de la descente. Maurice sort à son tour, en laissant la porte grande ouverte ce qui indiquerait qu’il pense à autre chose qu’à fermer la porte derrière lui (de toute façon, ils ne la verrouillent jamais) ; une fois au quatrième, il se ravise, remonte quatre à quatre pour prendre son chapeau. Qu’il prenne son chapeau ne laisse pas d’intriguer car il est déjà rare que Maurice prenne son chapeau pour sortir. La plupart du temps il oublie qu’il possède un chapeau, et Léa s’abstient d’ordinaire de le lui faire remarquer comme s’il était épuisant de veiller à toutes les étourderies de Maurice. Seulement, nous savons que Léa aime Maurice bien davantage encore quand il porte un chapeau, son chapeau, le chapeau qu’elle lui offert, le chapeau de Robert Walser qu’il porte à la manière de Carlos Gardel.
Une fois dans la rue, Maurice se dirigea tranquillement dans le sens de la descente. Il y avait beaucoup trop de monde pour montrer son émotion. Quand la pluie se mêla de le contrarier, Maurice pensa qu’il aurait dû prendre son parapluie.

— « Et avec ce qui revient s’élève tout un tissu confus de souvenirs égarés qui s’y accrochent, comme des algues mouillées à un objet englouti par les eaux. Des vies dont on n’aurait jamais rien appris viennent à la surface, et se mêlent à ce qui a été réellement été, et repoussent un passé que l’on croyait connaître : car ce qui remonte ainsi est plein d’une force reposée et neuve, mais ce qui toujours était là, est fatigué d’avoir été trop souvent évoqué. »

Quand Maurice revint, Léa lisait sans son fauteuil. Elle ne donna aucune explication. Maurice en demanda encore moins. Sara, sans doute, en sait davantage.

15 septembre 2010

Un visage d’Alain



— « Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes ; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas ? Un visage est un visage. »

13 septembre 2010

Une trace claire sur le mur vide

— Maurice, je regrette Joséphine.
— Moi aussi, ça fait vide.
— Non, c’est pour ce vide que je l’ai retirée.
— Ça fait une trace plus claire.
— J’aime bien cette trace plus claire, pour moi c’est ça un souvenir.
— Pour moi Léa, c’est plutôt comme la nostalgie.
Maurice et Léa se sont tus. La nuit a conquis les volumes et les êtres qui s’y plaisent (sauf Ristourne). La trace claire est toujours claire, peut-êre même un peu plus.
— Mais depuis, Alain ne vient plus nous voir.
— Il doit être en voyage, quelque part en Patagonie, ou en Tasmanie, comme à son habitude.
— Il doit être amoureux.
Léa allume la lampe. La lumière ne se manifeste pas exactement aussitôt le clic.
— « Elle se leva. Je m’énervai à l’extrême (comme si Faustine avait entendu ce que j’étais en train de penser, comme si je l’avais offensée). Elle s’en alla prendre un livre qu’elle avait laissé, dépassant le sac, sur un autre rocher, à environ cinq mètres de là. Elle revint s’asseoir. Elle ouvrit le livre, posa la main sur une page, demeura ainsi, comme assoupie, à regarder le soir. »

Léa avait ouvert le livre à la page 71.

10 septembre 2010

À l’oreille du passé

« Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas ; nous ne savons rien du présent, parce que nous y sommes.
Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après coup une once de savoir — et d’un savoir très peu sûr. »

Maurice entend la craie rebondir sur le tableau, toquant-claquant. Il l’entend comme celle du tableau à l’école. C’est pourtant bien aujourd’hui que Léa écrit quelque chose sur le tableau des courses, quelque chose de plus continu que d’habitude, sans aller à la ligne à chaque seconde. En prêtant l’oreille, il saurait décripter le message, comme il s’y essayait en classe avec un certain succès (non, Maurice ne dormait pas, il écoutait le tableau et l’imprimait dans sa tête).
Quand Maurice s’avisa d’y aller voir, le tableau était effacé d’un grand coup d’éponge.

6 septembre 2010

Des heures et des heures

Léa n’a pas choisi d’être volontaire, non parce que le dimanche serait tabou mais par défaut de transports publics desservant la zone d’activité commerciale René-Monory. La direction des ressources humaines de Mill’s 99 en conclut ce que toute direction de cette espèce, soucieuse d’éviter elle-même la faute professionnelle, conclut en pareil cas.
Léa demanda des heures en plus à Pridami. Lucinda en obtint en fin d’après-midi, après une pause de quatre heures, trop longue ou trop courte, parce que c’est bien parce que c’est vous, Lucinda, pour remplacer, lui dit-on en soulignant sa chance, un congé de maternité.
Maurice distribue toujours des prospectus deux fois par semaine. Les chiens le détestent un peu plus à chaque passage. Les fentes des boîtes aux lettres sont à peine plus aimables.

— « Mattis s’assit bien droit sur le banc de nage, posa les rames toutes prêtes — et puis il n’y avait plus qu’à attendre.
De ce côté-là du lac, il n’y avait personne qui fît mine de vouloir traverser. Mais il va sans dire qu’il y avait deux côtés à surveiller, aussi prit-il le large au bout d’un moment. Mattis n’avait pas d’horaires fixes de passages, et il était passionnant d’essayer la barque après tout ce travail de calfatage. Et puis, c’était plus beau d’avoir enfin trouvé un travail fixe. Fini d’attendre la commisération des gens dans les fermes, plus de journées de travail impossible avec les forts et les sages. »

4 septembre 2010

Ô portes d’Amsterdam !




De son voyage à Amsterdam, Maurice ne garde à l’esprit que la porte ceinte d’un blanc indicible de La Ruelle de Vermeer, alors que, sur place, il s’était perdu en conjectures devant une autre porte — au risque d’en perdre la raison.

2 septembre 2010

Neige en toute saison

— « De la bibliothèque scolaire je recevais ceux que j’aimais le plus. Dans les classes inférieures on les répartissait. Le maître de classe prononçait mon nom et puis le livre se frayait un chemin à travers les bancs, l’un le passait à l’autre ou bien il circulait au-dessus de nos têtes jusqu’à ce qu’il me fût parvenu, à moi qui avais levé la main. Ses feuilles étaient marquées par la trace des doigts qui les avaient tournées. La petite corde de reliure qui dépassait des deux tranches opposées était salie. Ces tranches formaient de petits escaliers et des terrasses. Car le dos, fatigués, avait renoncé à maintenir la couverture. »

Léa lisait avec tant de naturel que Maurice, occupé à épousseter la bibliothèque, crut qu’elle lui parlait de sa propre expérience.
Maurice tira un volume qui illustrait les dires de Léa, un livre anonyme faute de dos, souffla sur la gouttière et le tendit à Léa.
— Merci Maurice, plus tard.
« Entre les feuilles flottaient quelquefois, comme des fils de la Vierge entre les branches d’arbres, les faibles fils d’un filet dans lequel autrefois en apprenant à lire je m’étais laissé prendre. Le livre se trouvait sur la table beaucoup trop haute. En lisant je me bouchais les oreilles. À vrai dire, j’avais déjà entendu d’aussi silencieux récits. Non pas ceux de mon père. Mais ceux de la neige dont je suivais la chute devant la fenêtre dans la chambre tiède. »
Devant cette épiphanie de neige, Maurice eut scrupule d’y avoir opposé un méchant surcroît de poussière.

31 août 2010

Jeu, set et match

Le tennis-barbe ne se pratique plus guère depuis la fin de la IIIe République. Allez savoir pourquoi alors que le tennis-tennis s’est considérablement développé. Alain et Maurice l’ont pratiqué jadis assidûment bien que leur grand-père Emmanuel les en dissuadât, leur racontant combien il était désagréable d’entendre chuchoté sur son passage 15, 30, 40, égalité ou jeu. Ces régalades de scores ne participaient pas de son formidable sens de l’humour ; ce n’est pas mon jeu favori, disait-il en insistant sur favori. Sa barbe illustre satisfaisait à bien d’autres drôleries comme de la décorer à la Charlemagne, avant qu’il entraîne Maurice et Alain à réciter les Carolingiens et toute la litanie de rois qui s’ensuivit, lui qui, par pur atavisme, n’en avait que pour la maison d’Autriche.

— « Pouvez-vous imaginer la position d’un homme qui va téléphoner à l’Empereur ! Ce n’était pas l’Empereur, il est vrai, mais vous savez, von T… est très genre surhomme. Ils sont tous comme cela dans sa famille. La lecture de la Généalogie de la Morale pousse les princes de la maison impériale vers l’accomplissement des buts conjugaux. C’est un fait. Il est, paraît-il, avéré que F. Nietzsche n’ignorait rien des ouvrages de Donatien Alphonse François, comte de Sade. »
Léa fut interrompue par l’irruption de Sara, suivie de son animal de compagnie.
La nouvelle conquête de Sara est barbue. Il n’est pas le premier de cet ordre, on compterait déjà plusieurs sets gagnants mais le match est loin d’être terminé. Il se nomme Walter, ce qui est plutôt un bon point ; hormis cela et sa barbe pareille à de la soie et à celle d’une pléthore de grands esprits, Walter est insignifiant. Autrement dit, la mèche, si tant est qu’il y ait mèche, fera long feu avant la fin de la promenade. On le perdra dans la nature sans s’occuper du déchirement de ses cris de détresse.

28 août 2010

Tant de nostagies accumulées

Alain n’a pas donné signe de vie depuis des semaines et des mois. Comparée aux années de silence qui avaient précédé son retour tonitruant, cette absence est insignifiante, encore faut-il ajouter qu’il découche depuis autant de temps de l’hôtel de la Girafe. Monsieur Roups lui garde sa chambre, il la lui réserve d’autant plus facilement que l’hôtel de la Girafe ne fait jamais le plein même pendant la période des congrès, d’orthodontie et consorts, ou alors il faudrait qu’il engage des travaux pharaoniques pour gagner en standing. « La Girafe se monterait du cou si elle voulait gagner quelques étoiles », dit sans se démonter monsieur Roups à qui l’interroge sur la question, « elle se romprait le cou aussi ».
Quand Alain réapparaît, monsieur Roups se garde de tout commentaire sentencieux ou malicieux. Il lui dit seulement avoir regretté ses lumières sur les matchs de snooker. Qu’Alain soit dépenaillé ne le regarde pas. Il sait que sa modeste garde-robe est à l’abri des mites dans sa chambre.
À nouveau propre sur lui, après un ou deux verres offerts par la maison, Alain se dirige d’un pas se voulant vaillant vers le boulevard de la Fraternité. Les sept étages du 87 lui imposent plusieurs stations à partir du troisième. Ristourne l’attend en multipliant les allées et venues.
Alain devine la voix de Léa à travers la porte.
— « Au cours des semaines et des mois précédents, Jason Gebert n’avait toujours pas trouvé le repos au milieu de tous ses livres, il lui avait fallu toujours se précipiter dehors, que la soirée fût tiède ou fraîche, pour après quelques heures — dégoûté de la gaieté bruyante qui l’étouffait chez Louis Drucker, et le vin qu’il avait bu, loin de l’étourdir, n’ayant fait que rendre son esprit plus clair et plus amer —, pour après quelques heures, donc, chercher refuge de nouveau en ces lieux où nous imaginons que, sur terre, notre nostalgie pourrait connaître un terme. »
Au mot nostalgie, Alain tapote timidement la porte entrebâillée et, s’abritant derrière le chat, pénètre chez Maurice et Léa.
Il regarde fixement le mur (le mur vide). Joséphine n’y est plus (là non plus).
Elle a été enlevée.

26 août 2010

Retournemant de situation

Maurice a quelque chose à dire à Léa mais Léa lit Henriette Jacoby, et n’y est que pour elle.
Pour lui faire remarquer son empressement sans trop la déranger, Maurice contrefait les manières de Ristourne dans ces occasions-là.
Il est rare que Léa soit dupe des non-dits de Maurice.
— Maurice, oui ?
— Écoute Léa, tu devrais lire ça.
— Tu veux dire « me lire ça ».
Cette transparence ne laisserait pas d’inquiéter si elle ne s’ouvrait vers des profondeurs inaccessibles.
— Lis-le toi-même Maurice.
Là où Léa est si subtile, Maurice donne dans l’outrance.
— « Quelle duperie de parler de ce qu’on aime ! Que peut-on gagner ? Le plaisir d’être ému soi-même par le reflet de l’émotion des autres. Mais un sot, piqué de vous voir parler tout seul, peut inventer un mot plaisant qui vient salir vos souvenirs. De là, peut-être, cette pudeur de la vraie passion que les âmes communes oublient d’imiter quand elles jouent la passion. Stendhal, Promenades dans Rome, mille huit cent vingt-neuf. »
Léa a fait la sourde.
— Tu peux me le répéter, pudiquement, sans tous ces gestes, que j’entende un peu.

23 août 2010

Les dimanches sont comptés


Maurice et Léa ont encore quelques dimanches devant eux.
Certes Léa s’est déclarée volontaire pour travailler le dimanche chez Mill’s 99 mais elle a aussi demandé un plein temps chez Pridami, au risque que Lucinda prennent le pas sur Léa.
Maurice (voir image ci-dessus) a dépassé son élan primitif, quelque peu vélléitaire, dans sa recherche de travail. Il a bossé çà ou là — comme Léa Maurice dit « bosser » pour « travailler » — où la pérennité de l’emploi ne dépend jamais ni de sa compétence ni de son bon vouloir. Distribuer des prospectus est ce qu’il retient avant tout, et de loin ; mais là aussi, le souvenir a tendance à fausser la réalité en privilégiant ce que Maurice a raconté, quoique évasivenent, à Léa, en l’occurence les quelques moments de flânerie pris sur la bête.
Les sept étages du 87 boulevard de la Fraternité lui furent un supplice malgré quelques satisfactions : avoir bouclé sa journée sans s’être trop départi de son intégrité ; rentrer après que Léa en eut elle-même fini de la sienne — et qu’elle fut douchée de frais ; et, pourquoi pas, alors qu’elle lit sans attendre samedi.

— « Les faits ordinaires sont alignés dans le temps, enfilés sur son cours comme des perles. Ils ont leurs antécédents et leurs conséquences, qui se poussent en foule, se talonnent sans cesse et sans intervalle.
Mais que faire des événements qui n’ont leur place définie dans le temps, des événements arrivés trop tard, au moment où le temps avait déjà été attribué, partagé, pris, et qui restent sur le carreau, non rangés, supendus en l’air, sans abri, égarés ? »

Les quelques promenades qui suivirent furent sujettes à un fâcheux tropisme. Maurice n’y eut d’yeux que pour les boîtes aux lettres qu’il repérait où qu’elles fussent, n’en déplût aux chiens méchants.

21 août 2010

Prospetto di nebbia

— « Bien que je me sois astreint à le faire chaque jour, il est difficile de tenir un journal de route. En écrivant ce livre, je m’aperçois combien la simple juxtaposition de faits, la notation des événements — ordinaires ou singuliers — sont impuissantes à restituer la durée réelle d’une marche. Rien ne serait plus ennuyeux — ni plus faux — qu’un livre fait de ces notes successives, enfilées bout à bout comme des perles fades car elles trahiraient justement l’ordonnance réelle et secrète du voyage. Qui dit temps dit mémoire. Qui dit mémoire dit sélection. »

Léa n’a rien noté à Ivrea (ou à peu près Ivrea), ni au retour d’Ivrea. Elle avait d’abord perçu « une blancheur étourdissante », elle retient aujourd’hui « une blancheur éblouissante ». Quant à Maurice, fixé par le panneau de signalisation et sa précision kilométrique contredisant le néant, il en revient sans cesse au blanc qui ceint la porte de La Ruelle de Vermeer, un blanc qui loin de masquer un paysage, est un paysage dans toute sa netteté, dans toute son étendue jusque dans les lointains dont personne n’a jamais pu témoigner clairement.

20 août 2010

Voyage à blanc

Maurice et Léa n’ont rien vu d’Ivrea. Si le sommet du col du Grand-Saint-Bernard était en pleine lumière sous un ciel d’un bleu arrogant, le faux col de nuages se complaisait à noyer le Val d’Aoste dans le néant — la vallée et peut-être aussi la terre entière…
La gravure aurait-elle subi le même sort que Stendhal s’en serait réjoui.
Maurice et Léa se sont approchés d’Ivrea mais le seul écho qu’ils en eurent fut un panneau de signalisation garantissant la présence de la ville treize kilomètres plus bas.
Pour Maurice désormais Ivrea est un panneau de signalisation ; pour Léa une blancheur éblouissante.

18 août 2010

Et nous sommes seulement en 1935

Maurice s’étonne que Léa ne lise pas à haute voix.
Léa devine sans peine que Maurice est troublé par ce silence, bien qu’il ne soit jamais en attente, bien qu’il soit toujours surpris quand ça survient, comme par enchantement, que le propos soit grave ou léger.
Léa lit le journal de Victor Klemperer, en apnée.

Victor Klemperer aimait lire à haute voix à sa femme Eva des romans, surtout des contemporains (Pearl Buck, Cronin, Hemingway, Jules Romains, Thomas Mann, Hans Fallada, Georg Hermann…) — lui l’intime de Corneille, Crébillon ou Voltaire —, une manière de mettre une distance avec le désespoir chaque jour plus définitif, comme si chaque « cercle de l’enfer » semblait être indépassable dans l’abomination avant qu’il ne soit à son tour dépassé, à n’en plus finir de défier l’imagination même chez le témoin le plus clairvoyant ; « le meilleur dérivatif » écrira-t-il, tout comme ils allaient au cinéma, y compris pour voir de délicieuses bluettes, tant qu’ils purent ou, plutôt, tant que cela leur fût permis.

La seule fois que Léa lut un extrait à haute voix, ce fut à voix basse, pour respirer, un peu honteuse, comme si elle s’adressait à son chat tandis que Maurice s’était absenté.
— « 17 avril 1935 : je continue de recevoir régulièrement le Magazine félin, bien que non-aryen… j’ai toujours soin de le renvoyer. Le nazisme y donne libre cours à ses élucubrations les plus proprement grotesques. Le “chat allemand” :/: les chats étrangers “aristocratiques”. En accord avec les idées de notre Fürher, etc. »
Léa retourna quelques mois en arrière.
— « Les associations regroupant les propriétaires de chats sont aujourd’hui fédérées au niveau du Reich ; seuls les aryens ont le droit d’en faire partie. Je n’aurai donc plus à payer mon Mark mensuel pour l’association locale. »
Quand Maurice revint avec le pain, Léa n’y prit garde.