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31 août 2010

Jeu, set et match

Le tennis-barbe ne se pratique plus guère depuis la fin de la IIIe République. Allez savoir pourquoi alors que le tennis-tennis s’est considérablement développé. Alain et Maurice l’ont pratiqué jadis assidûment bien que leur grand-père Emmanuel les en dissuadât, leur racontant combien il était désagréable d’entendre chuchoté sur son passage 15, 30, 40, égalité ou jeu. Ces régalades de scores ne participaient pas de son formidable sens de l’humour ; ce n’est pas mon jeu favori, disait-il en insistant sur favori. Sa barbe illustre satisfaisait à bien d’autres drôleries comme de la décorer à la Charlemagne, avant qu’il entraîne Maurice et Alain à réciter les Carolingiens et toute la litanie de rois qui s’ensuivit, lui qui, par pur atavisme, n’en avait que pour la maison d’Autriche.

— « Pouvez-vous imaginer la position d’un homme qui va téléphoner à l’Empereur ! Ce n’était pas l’Empereur, il est vrai, mais vous savez, von T… est très genre surhomme. Ils sont tous comme cela dans sa famille. La lecture de la Généalogie de la Morale pousse les princes de la maison impériale vers l’accomplissement des buts conjugaux. C’est un fait. Il est, paraît-il, avéré que F. Nietzsche n’ignorait rien des ouvrages de Donatien Alphonse François, comte de Sade. »
Léa fut interrompue par l’irruption de Sara, suivie de son animal de compagnie.
La nouvelle conquête de Sara est barbue. Il n’est pas le premier de cet ordre, on compterait déjà plusieurs sets gagnants mais le match est loin d’être terminé. Il se nomme Walter, ce qui est plutôt un bon point ; hormis cela et sa barbe pareille à de la soie et à celle d’une pléthore de grands esprits, Walter est insignifiant. Autrement dit, la mèche, si tant est qu’il y ait mèche, fera long feu avant la fin de la promenade. On le perdra dans la nature sans s’occuper du déchirement de ses cris de détresse.

28 août 2010

Tant de nostagies accumulées

Alain n’a pas donné signe de vie depuis des semaines et des mois. Comparée aux années de silence qui avaient précédé son retour tonitruant, cette absence est insignifiante, encore faut-il ajouter qu’il découche depuis autant de temps de l’hôtel de la Girafe. Monsieur Roups lui garde sa chambre, il la lui réserve d’autant plus facilement que l’hôtel de la Girafe ne fait jamais le plein même pendant la période des congrès, d’orthodontie et consorts, ou alors il faudrait qu’il engage des travaux pharaoniques pour gagner en standing. « La Girafe se monterait du cou si elle voulait gagner quelques étoiles », dit sans se démonter monsieur Roups à qui l’interroge sur la question, « elle se romprait le cou aussi ».
Quand Alain réapparaît, monsieur Roups se garde de tout commentaire sentencieux ou malicieux. Il lui dit seulement avoir regretté ses lumières sur les matchs de snooker. Qu’Alain soit dépenaillé ne le regarde pas. Il sait que sa modeste garde-robe est à l’abri des mites dans sa chambre.
À nouveau propre sur lui, après un ou deux verres offerts par la maison, Alain se dirige d’un pas se voulant vaillant vers le boulevard de la Fraternité. Les sept étages du 87 lui imposent plusieurs stations à partir du troisième. Ristourne l’attend en multipliant les allées et venues.
Alain devine la voix de Léa à travers la porte.
— « Au cours des semaines et des mois précédents, Jason Gebert n’avait toujours pas trouvé le repos au milieu de tous ses livres, il lui avait fallu toujours se précipiter dehors, que la soirée fût tiède ou fraîche, pour après quelques heures — dégoûté de la gaieté bruyante qui l’étouffait chez Louis Drucker, et le vin qu’il avait bu, loin de l’étourdir, n’ayant fait que rendre son esprit plus clair et plus amer —, pour après quelques heures, donc, chercher refuge de nouveau en ces lieux où nous imaginons que, sur terre, notre nostalgie pourrait connaître un terme. »
Au mot nostalgie, Alain tapote timidement la porte entrebâillée et, s’abritant derrière le chat, pénètre chez Maurice et Léa.
Il regarde fixement le mur (le mur vide). Joséphine n’y est plus (là non plus).
Elle a été enlevée.

26 août 2010

Retournemant de situation

Maurice a quelque chose à dire à Léa mais Léa lit Henriette Jacoby, et n’y est que pour elle.
Pour lui faire remarquer son empressement sans trop la déranger, Maurice contrefait les manières de Ristourne dans ces occasions-là.
Il est rare que Léa soit dupe des non-dits de Maurice.
— Maurice, oui ?
— Écoute Léa, tu devrais lire ça.
— Tu veux dire « me lire ça ».
Cette transparence ne laisserait pas d’inquiéter si elle ne s’ouvrait vers des profondeurs inaccessibles.
— Lis-le toi-même Maurice.
Là où Léa est si subtile, Maurice donne dans l’outrance.
— « Quelle duperie de parler de ce qu’on aime ! Que peut-on gagner ? Le plaisir d’être ému soi-même par le reflet de l’émotion des autres. Mais un sot, piqué de vous voir parler tout seul, peut inventer un mot plaisant qui vient salir vos souvenirs. De là, peut-être, cette pudeur de la vraie passion que les âmes communes oublient d’imiter quand elles jouent la passion. Stendhal, Promenades dans Rome, mille huit cent vingt-neuf. »
Léa a fait la sourde.
— Tu peux me le répéter, pudiquement, sans tous ces gestes, que j’entende un peu.

23 août 2010

Les dimanches sont comptés


Maurice et Léa ont encore quelques dimanches devant eux.
Certes Léa s’est déclarée volontaire pour travailler le dimanche chez Mill’s 99 mais elle a aussi demandé un plein temps chez Pridami, au risque que Lucinda prennent le pas sur Léa.
Maurice (voir image ci-dessus) a dépassé son élan primitif, quelque peu vélléitaire, dans sa recherche de travail. Il a bossé çà ou là — comme Léa Maurice dit « bosser » pour « travailler » — où la pérennité de l’emploi ne dépend jamais ni de sa compétence ni de son bon vouloir. Distribuer des prospectus est ce qu’il retient avant tout, et de loin ; mais là aussi, le souvenir a tendance à fausser la réalité en privilégiant ce que Maurice a raconté, quoique évasivenent, à Léa, en l’occurence les quelques moments de flânerie pris sur la bête.
Les sept étages du 87 boulevard de la Fraternité lui furent un supplice malgré quelques satisfactions : avoir bouclé sa journée sans s’être trop départi de son intégrité ; rentrer après que Léa en eut elle-même fini de la sienne — et qu’elle fut douchée de frais ; et, pourquoi pas, alors qu’elle lit sans attendre samedi.

— « Les faits ordinaires sont alignés dans le temps, enfilés sur son cours comme des perles. Ils ont leurs antécédents et leurs conséquences, qui se poussent en foule, se talonnent sans cesse et sans intervalle.
Mais que faire des événements qui n’ont leur place définie dans le temps, des événements arrivés trop tard, au moment où le temps avait déjà été attribué, partagé, pris, et qui restent sur le carreau, non rangés, supendus en l’air, sans abri, égarés ? »

Les quelques promenades qui suivirent furent sujettes à un fâcheux tropisme. Maurice n’y eut d’yeux que pour les boîtes aux lettres qu’il repérait où qu’elles fussent, n’en déplût aux chiens méchants.

21 août 2010

Prospetto di nebbia

— « Bien que je me sois astreint à le faire chaque jour, il est difficile de tenir un journal de route. En écrivant ce livre, je m’aperçois combien la simple juxtaposition de faits, la notation des événements — ordinaires ou singuliers — sont impuissantes à restituer la durée réelle d’une marche. Rien ne serait plus ennuyeux — ni plus faux — qu’un livre fait de ces notes successives, enfilées bout à bout comme des perles fades car elles trahiraient justement l’ordonnance réelle et secrète du voyage. Qui dit temps dit mémoire. Qui dit mémoire dit sélection. »

Léa n’a rien noté à Ivrea (ou à peu près Ivrea), ni au retour d’Ivrea. Elle avait d’abord perçu « une blancheur étourdissante », elle retient aujourd’hui « une blancheur éblouissante ». Quant à Maurice, fixé par le panneau de signalisation et sa précision kilométrique contredisant le néant, il en revient sans cesse au blanc qui ceint la porte de La Ruelle de Vermeer, un blanc qui loin de masquer un paysage, est un paysage dans toute sa netteté, dans toute son étendue jusque dans les lointains dont personne n’a jamais pu témoigner clairement.

20 août 2010

Voyage à blanc

Maurice et Léa n’ont rien vu d’Ivrea. Si le sommet du col du Grand-Saint-Bernard était en pleine lumière sous un ciel d’un bleu arrogant, le faux col de nuages se complaisait à noyer le Val d’Aoste dans le néant — la vallée et peut-être aussi la terre entière…
La gravure aurait-elle subi le même sort que Stendhal s’en serait réjoui.
Maurice et Léa se sont approchés d’Ivrea mais le seul écho qu’ils en eurent fut un panneau de signalisation garantissant la présence de la ville treize kilomètres plus bas.
Pour Maurice désormais Ivrea est un panneau de signalisation ; pour Léa une blancheur éblouissante.

18 août 2010

Et nous sommes seulement en 1935

Maurice s’étonne que Léa ne lise pas à haute voix.
Léa devine sans peine que Maurice est troublé par ce silence, bien qu’il ne soit jamais en attente, bien qu’il soit toujours surpris quand ça survient, comme par enchantement, que le propos soit grave ou léger.
Léa lit le journal de Victor Klemperer, en apnée.

Victor Klemperer aimait lire à haute voix à sa femme Eva des romans, surtout des contemporains (Pearl Buck, Cronin, Hemingway, Jules Romains, Thomas Mann, Hans Fallada, Georg Hermann…) — lui l’intime de Corneille, Crébillon ou Voltaire —, une manière de mettre une distance avec le désespoir chaque jour plus définitif, comme si chaque « cercle de l’enfer » semblait être indépassable dans l’abomination avant qu’il ne soit à son tour dépassé, à n’en plus finir de défier l’imagination même chez le témoin le plus clairvoyant ; « le meilleur dérivatif » écrira-t-il, tout comme ils allaient au cinéma, y compris pour voir de délicieuses bluettes, tant qu’ils purent ou, plutôt, tant que cela leur fût permis.

La seule fois que Léa lut un extrait à haute voix, ce fut à voix basse, pour respirer, un peu honteuse, comme si elle s’adressait à son chat tandis que Maurice s’était absenté.
— « 17 avril 1935 : je continue de recevoir régulièrement le Magazine félin, bien que non-aryen… j’ai toujours soin de le renvoyer. Le nazisme y donne libre cours à ses élucubrations les plus proprement grotesques. Le “chat allemand” :/: les chats étrangers “aristocratiques”. En accord avec les idées de notre Fürher, etc. »
Léa retourna quelques mois en arrière.
— « Les associations regroupant les propriétaires de chats sont aujourd’hui fédérées au niveau du Reich ; seuls les aryens ont le droit d’en faire partie. Je n’aurai donc plus à payer mon Mark mensuel pour l’association locale. »
Quand Maurice revint avec le pain, Léa n’y prit garde.

15 août 2010

Croisée des chemins

Léa ne travaille plus à Multi-Tissus.
Elle travaille chez Mill’s 99 qui a effacé Multi-Tissus de la surface de la terre. Un fonds de pension, dit-on, a racheté Muti-Tissus et toutes les enseignes sont devenues des Mill’s 99. Léa avait débuté chez Toutétoff’ qui avait succédé à Tous les tissus du monde lors de sa fusion avec La bonne mesure. Auparavant c’était un bois de bouleaux qui scintillait au soleil du matin.
La direction a fait appel à des volontaires pour travailler le dimanche, des volontaires sans enfants en priorité. Toutes les collègues de Léa sauf deux, les plus jeunes, ont des enfants. Il faut trois volontaires.
Or, on le sait, le dimanche est un sanctuaire pour Maurice et Léa. Ou ils se promènent dans les jardineries aux confins de la ville, ou, sous l’impulsion de Sara parfois flanquée de son amant du jour, ils vont se promener vraiment dans la vraie campagne. Et puis Léa travaille tous les matins de la semaine à Pridami. Et le samedi est consacré à la lecture.
Léa finirait-elle par penser que « de faire contre mauvaise fortune bon cœur », comme disait sa mère, pourrait bousculer une agréable habitude avant que le train-train ne s’installe ?
Le samedi resterait à la lecture. Tant du côté des ancêtres de Maurice que de ceux de Léa, le samedi a toujours été le jour de repos. Même chez le grand-père Emmanuel grand bouffeur de rabbins devant l’Éternel.
Mais devrait-on sacrifier les promenades ? Mais Léa devrait-elle travailler six jours ?

— « Au jour suivant, lorsque Dieu permit au matin de se lever, et à l’aube resplendissante d’illuminer la terre, mon père s’en alla dans la rue des marchands prendre un local dont je ferais un fonds de commerce. Il y fit placer pour tois mille pièces d’or de marchandises, des étoffes, dont certaines étaient précieuses. Sans tarder, je me mis à tenir mon comptoir de tissus, tantôt livrant, tantôt recevant les marchandises, vendant ou achetant, coupant et mesurant. Je me livrais à ces activités variées pour mon plus grand plaisir. Les voisins qui me visitaient appelaient la bénédiction de Dieu sur mon commerce. »

13 août 2010

Bibliobus improvisé

Du côté de la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, où Sara a déjà entraîné Maurice et Léa un dimanche alors pas encore écrit, outre la multitude de promenades possibles, que celles-ci aient été déjà déflorées ou non, au-delà d’en perdre ses bottes, au-delà d’un choix cornélien — ou proustien — entre un chemin et un autre, se trouve un autobus déchu qui, bien qu’il fasse son âge, porte beau et s’affiche fièrement sur ses quatre parpaings (au regard de Sara) ; son ennui est le même que celui d’un bateau à sec, sans espoir cependant du retour de la marée (Léa) ; sa mélancolie serre le cœur (Maurice).
Des livres jonchent le plancher : des trucs rigolos (Sara) ; pas grand-chose de valable (Maurice) ; — « Dans le chapitre premier, je veux dire dans le vrai chapitre premier, celui qui compte, je raconte le magistral renouveau de Paul pour sa femme. Dans la réalité, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. C’est maintenant que je l’ai, ce regain d’amour, depuis qu’elle est partie, mais auparavant, je n’éprouvais rien de spécial dans cet ordre d’idée. J’étais content qu’on ait cessé de se chamailler, c’est tout. » (Léa)
— J’avais raison, des trucs rigolo (Sara).
— Non, pas grand-chose de valable (Maurice).

12 août 2010

Lecture à l’unisson

— « Au bout d’une heure environ, elle dit qu’elle avait envie de lire un peu le livre que le commis lui avait rapporté du village le jour même. La partie fut interrompue, la femme se mit à lire, tandis que Joseph qui n’avait pas envie de prendre un journal ou un livre, s’asseyait sur le lit de repos et commençait à regardait la femme en train de lire. Elle paraissait complètement plongée dans l’histoire que racontait le livre. D’une main, de temps à autre, elle caressait soigneusement un front qui sembalait très pensif, tandis que ses lèvres se mettaient à bouger en silence, mais nerveusement, comme si elles avaient quelque commentaire à faire sur les événements de ce livre. À un certain moment, elle poussa même un soupir discret, mais anxieux, et l’on entendit nettement sa poitrine haleter. Quel spectacle silencieux et étrange ! Joseph s’absorbait de plus en plus dans la contemplation de la lectrice et il avait l’impression de lire, lui aussi, dans un grand livre au passionnant mystère, il éprouvait même le sentiment de lire précisément le même livre que Mme Tobler, dont le front, qu’il observait attentivement, paraissait curieusement lui transmettre et lui expliquer le contenu. »

Maurice et Léa se regardèrent, le temps de se rappeler l’un l’autre (ou de vérifier leur réalité concrète), — avant de pousuivre mezza voce jusqu’à :
— « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. »

10 août 2010

L’embarras du choix

La boîte d’intérim a appelé.
Maurice n’a rien compris — déjà quand le téléphone a sonné, car il sonne si peu que Maurice et Léa en oublient qu’ils ont le téléphone, ensuite des propos de la personne (une voix si haut perchée, une articulation qui omet toute liaison) que Maurice se garda de faire répéter. Il retint tout de même « demain 8 heures ». Il dit « d’accord ». On raccrocha (bip !).

Léa : — « Dans la vie de certains commerçants, le téléphone joue un grand rôle. Les coups de force commerciaux exigent en général d’être enclanchés par téléphone. »

Marchand des quatre-saisons, vendeur de vélos, mégissier, professeur de tango ?
Commis chez un monsieur Tobler ? Copiste dans un bureau de Wall Street ? Trader ?

Maurice : — « La simple idée de pouvoir téléphoner le lendemain matin à ce M. Fischer fit renaître des espoirs aux deux hommes, ceux de Tobler et ceux de Joseph. Était-ce possible que l’affaire capote, quand on disposait de tels instruments ? »



8 août 2010

Cache-cache à la page

— « Un matin, à huit heures, un jeune homme était planté devant la porte d’une maison isolée, d’apparence cossue. Il pleuvait. “Pour un peu, je serais surpris d’avoir un parapluie”, pensa le jeune homme. Il faut dire que, dans son jeune temps, jamais il n’avait possédé de parapluie.
L’une de ses mains pendant droit vers le sol tenant une valise marron, une valise très bon marché. L’homme, qui arrivait manifestement de voyage, avait sous les yeux une plaque émaillée où l’on pouvait lire : C. Tobler, Bureau d’Études. Il attendit encore un moment, comme pour réfléchir à quelque chose de certainement futile, puis il appuya sur le bouton de la sonnette électrique, et il survint une personne, visiblement une bonne, pour le faire entrer.
— Je suis le nouvel employé, dit Joseph. »

Léa joue avec Maurice. Maurice joue avec Léa. Jouent-ils au même jeu et si oui, est-ce selon les mêmes règles ?
Comme Maurice n’a pas dit à Léa qu’il cherchait du travail, Léa ne lui a pas dit qu’elle savait qu’il cherchait du travail.
Comme Maurice ne lui a pas dit non plus qu’il lisait les mêmes livres qu’elle, Léa ne lui a pas dit que désormais elle lui lisait à haute voix des extraits que précisément Maurice avait le chic de repérer pour composer un livre qui serait l’orgueil de la bibliothèque des livres qui n’ont pas été écrits.
Il n’est pas difficile pour Léa de réussir son tour de magie et de stupéfier Maurice. Le livre trahit Maurice qui a la fâcheuse manie de retourner le livre ouvert « à la page » en appuyant dessus, si bien qu’une fois refermé, il garde l’empreinte de sa dernière visite. Il suffit de l’ouvrir.
Il n’est pas facile pour Maurice de s’empêcher de bourdonner à l’unisson des textes qu’il connaît par cœur, les ayant répétés toute la journée pendant que Léa peaufine le facing chez Pridami et brasse les étoffes chez Multi-Tissus.
Jusqu’ici, quand Léa rompait le silence de sa lecture, un silence seulement accompagné par le ronron de Ristourne, c'était, qu’elle le veuille ou non, pour dire quelque chose à Maurice par l’entremise du morceau choisi qui prenait la parole, pour ainsi dire.
Désormais le jeu est autrement plus complexe, à l’image d’un jeu de masques.

Ce samedi-là, au 87 boulevard de la Fraternité, on lut Le Commis de Robert Walser de bout en bout, chacun son tour dès lors que Maurice enchaîna :
— « C’est ainsi qu’il s’appelait. Qu’il entre donc, lui dit la bonne, et qu’il descende au bureau. Elle lui indiqua le chemin. Monsieur n’allait plus tarder. (…) »

6 août 2010

Sueño de Buenos Aires

— Buenos Aires, Léa, j’ai toujours rêvé de Buenos Aires. Je me suis mis au tango pour un jour aller à Buenos Aires.
— Moi qui croyais que c’était pour me séduire.

5 août 2010

Un côté fleur bleue

Alain est déçu. Il feint la désinvolture.
— Je l’ai lu jusqu’au bout pour savoir, on m’avait laissé entendre que c’était assez croustillant.
Monsieur Roups a vu Alain dévorer le livre la journée durant, oubliant le boire et le manger — et le raser.
— On aurait dit comme si vous êtiez amoureux, je vous jure.
— C’est mon côté fleur bleue, monsieur Roups, il m’arrive de le cultiver quand le cynisme m’ennuie. Je peux pousser le bouchon assez loin. Ah ! Si vous saviez…
Alain rit, pensant probablement à une de ses initiatives récentes.
— Ç’avait l’air passionnant quand même, ce bouquin ?
— Holà oui ! Les livres de qualité moyenne procurent souvent autant de plaisir que les livres de première importance.
Alain n’y a pas trouvé Joséphine. Pas une ligne sur cette créole racée dans les quatre cent trente-neuf pages. Jaloux, Tobias G. Smollett l’a gardée pour lui.
— Et puis, figurez-vous monsieur Roups que la situation se dénoue à Buenos Aires.
Alain paraît ému.
— Buenos Aires… Ça m’a rappelé de bons souvenirs, vous pensez bien.

1 août 2010

Avec un accent aigu

Ji, O, Esse, accent aigu ? il paraît qu’on ne met pas d’accent sur les majuscules, ah si, sur celles-là oui, peut-être, et puis c’est plus joli comme ça de toute façon, , Ache, I, merde j’ai pas bien prévu la place, Enne, je serre un peu, hmmm, JOSÉPHINE, c’est un peu moche, je reprends tout à zéro.

ARCHIBALDO BARNABEU
MELLE FERMINA GARRIDO
MARIE-CHRISTINE KIEHR
CONGRÈS INTERNATIONAL D’ORTHODONTIE / CONGRESO INTERNACIONAL DE ORTODONCIA / INTERNATIONAL CONGRESS OF ORTHODONTICS
JOSÉPHINE
MANUEL JANNEQUIN
RAMON TORRES GUZMAN
MONSIEUR COIN CHRISTOPHE
SENORA FERNANDEZ
VICTOR CONTADOR HERRERA

Vol TAM Linhas Aéras, Lima-J. Chavez International (LIM) via Madrid-Barajas (MAD), 12:55 GMT
Il y en a un autre à 23 heures en gros, sur Aeroméxico, sinon rien avant trois jours, c’est bizarre.
À croire qu’il n’y a pas de congrès international d’orthodontie tous les jours.

Alain se surprit à vaguer à travers les boutiques duty-free. Il se reprit alors qu’il s’apprêtait à s’acquitter d’un flacon Hermès, machinalement. Une faute de goût à l’endroit de Joséphine.
Alain est rentré tard à l’hôtel de la Girafe sans que monsieur Roups n’y prête attention, ce qui n’est pas dans les usages de cet homme d’une autre époque. Obnubilé, il regardait un tournoi de snooker. On pouvait parier en direct. Il s’avéra qu’Alain s’y entendait en snooker, en Tasmanie, n’est-il pas le sport national ? Délivré une seconde de sa sidération, Monsieur Roups dit qu’il ne parie pas de crainte de perdre son hôtel.