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28 décembre 2010

Hors zones

Léa ne lit pas les bandes dessinées à haute voix faute de savoir lire les dessins à haute voix (n’est-ce pas là le défaut majeur de la bande dessinée ?). Maurice vient lire les bandes dessinées par-dessus l’épaule de Léa avant de les lire (ou après qu’il les a lus) de son côté quand Lucinda, de la zone d’activité commerciale René-Monory, se substitue à Léa, du 87 boulevard de la Fraternité (et de partout ailleurs exceptée la zone sus-dite), quand lui-même Maurice ne distribue pas de prospectus en ville ou ne lessive les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée de Dieux.
Léa appelle Maurice qui vient s’accouder au dossier du fauteuil que Ristourne défend mollement. Ils s’entendent respirer jusqu’au moment où le ronron de Ristourne l’emporte (car en vérité il ronfle), avec ou sans le concours du poêle (selon la saison).
La bibliothèque du 87 boulevard de la Fraternité ne contenait pas de bandes dessinées dans son héritage. Sara y pourvoit sur les conseils de Francesco — autant dire que ça ne va pas durer.

26 décembre 2010

Parlers anciens, entendement moderne

— « Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car j’en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu’il y en aye au monde une autre si monstrueuse en défaillance. J’ay toutes les autres parties viles et communes. Mais en cette-là je pense estre singulier et très-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation. »
Léa lit le français du XVIe siècle comme si elle le pratiquait au quotidien. Maurice l’entend mal bien qu’il fût un temps féru de parlers anciens (rappelons-nous son immersion dans l’occitan limousin du temps de Richard Cœur de Lion). Maurice l’entend mal mais il l’entend bien.

23 décembre 2010

L’autre pays du tango


Léa n’oublie pas que Maurice fut un danseur émérite. Elle le voit ainsi, quelles que soient ses activités, jusqu’aux plus ordinaires. Elle se désole qu’il n’ait plus le loisir de s’y adonner comme si leur petite vie ensemble y faisait obstacle. Il n’avait pas son pareil au tango, ce qui ne laisserait pas de surprendre ceux qui se rengorgent de jugements à l’emporte-pièces. Cette invite finlandaise, l’autre pays du tango, est tout à fait bienvenue.

22 décembre 2010

Attendu et inattendus

— « Cette nuit-là, dans sa chambre d’hôtel, Jaatinen effectua des calculs, tira des barres au crayon-feutre sur du papier-calque, fit cliqueter sa calculette de poche. Du dancing du rez-de-chaussée montait une musique assourdissante, mais il n’avait pas le temps de se laisser distraire. Il savait que c’était en ces instants que se jouait l’avenir de Bétons et Boues du Nord. L’heure tournait, la pile de papiers grossissait sur la table, les feuilles se couvraient d’interminables rangées de chiffres. Il n’y avait plus assez de place sur le meuble, Jaatinen dut installer son matériel de dessin et de calcul sur le plancher de sa chambre d’hôtel. Il s’échinait là à quatre pattes, l’air tendu, quand on frappa à la porte et que… »
On ne frappa pas à la porte. Ni Alain, ni monsieur H. (cet homme charmant qui ne se défausse jamais de sa petite visite mensuelle), ne se manifesta. Maurice et Léa regrettèrent le premier.
— « … et que la femme de chambre entra avec le petit déjeuner. »

— Je serais bien sortie danser.

21 décembre 2010

Les farces du temps

Sara écrit à Léa.
Elle parle de l’homme avec qui elle sort, sans jamais sortir, Ephraïm, un libraire, qui ne vend que ses livres préférés (actuellement il vend à tour de bras Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski), tous les jours de l’année (y compris les 29 février), dans une petite préfecture qui n’est même pas le centre de son département, un homme du XIXe, en chiffres romains bien sûr, comme il dit en offrant un café, ou un thé, et des caramels salés.
Quand Sara sort avec un homme, le présent a déjà un goût de passé. Cette fois-ci cela semble être le contraire.

— Léa, as-tu lu Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski ?
— Si je l’ai lu demain ? Pas encore à moins que je ne m’en souvienne pas.

20 décembre 2010

La chronologie en crise

— « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit un plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures. »
— Qui précède qui ? Qui copie qui ? Je ne m’y retrouve pas Léa.
— Moi pas trop non plus, ça fait deux fois que je laisse en cours Jacques et son maître, je l’oublie et il resurgit, comme s’il échappait au temps présent.
— C’est comme si j’allais te rencontrer un prochain jour.
— Ça devait bien arriver puisque nous sommes ensemble aujourd’hui.
— Oui, bien sûr, je me souviens de demain sans être sûr que je ne travestis pas, un peu comme la gravure Prospetto d’Ivrea qui se substitue au souvenir authentique…
— C’était écrit là-haut, Maurice.
— Peut-être pas encore

18 décembre 2010

Un prétexte post mortem

— « Il vient de loin, ce spectacle moderne que nous offrent tous ces paralysés devant la dimension d’absolu de toute création. Mais les agraphiques, paradoxalement, font aussi partie de la littérature. Comme l’écrit Marcel Bénabou dans Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres : “Les livres que je n’ai pas écrits, n’allez surtout pas croire, lecteur, qu’ils soient du pur néant. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) ils sont comme en suspension dans la littérature universelle.” »
Il faudra bien inviter cet homme à l’inauguration de la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits en espérant qu’il n’exige pas qu’elle porte son nom post mortem sous prétexte qu’il y offrirait un fonds exceptionnel, pour ne pas dire inédit. Ou bien on le lui refuserait, en jouant sur les mots, sous prétexte qu’il n’entrerait pas dans le cadre strict des acquisitions possibles, arguant du « pas encore été écrits ».

16 décembre 2010

Après celle du Sud, la réponse nord-américaine

Comme pour la lecture de La Bibliothèque de Babel, Maurice, à l’écoute de Bartleby et compagnie que Léa n’interrompt que pour respirer aux points et aux virgules, se retrouve perplexe devant l’immensité de son projet qui, pourtant, s’aperçoit-il, n’est pas aussi neuf que ce qu’il croyait. N’en est-il pas que plus vaste encore ?

— « Une bibliothèque non moins fantôme, mais qui présente la particularité d’exister et de pouvoir être visitée à tout moment, est la Brautigan Library, sise à Burlington, États-Unis. Elle porte ce nom en hommage à Richard Brautigan (…).
La Brautigan Library est exclusivement constituée de manuscrits refusés par les éditeurs auxquels ils furent proposés et, partant, jamais publiés. Cette bibliothèque ne rassemble que des livres avortés. Ceux qui détiendraient des manuscrits de cette espèce et désireraient les céder à la Bibliothèque qu’est la Brautigan Library n’ont qu’à les expédier au village de Burlington, Vermont, États-Unis. Je sais de source sûre — encore que l’on ne s’occupe là-bas que de sources taries — qu’aucun manuscrit n’y est renvoyé ; bien au contraire, il y sont soignés et exhibés avec un plaisir et un respect sans réserve. »

Un jumelage serait du meilleur effet entre la toute petite (mais en rien modeste) Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits et la Brautigan Library, sans que la différence de taille, chacune en adéquation avec son projet, ne porte de l’ombre à l’autre — et pour l’américaine, superlative, en conformité avec l’ambition du pays depuis sa révolution, où l’idéal de réussite pour tout individu permet de transmuter un échec apparent en titre de gloire.
Léa pense que Maurice pourrait y adresser son Richard quand il sera fini, avant de se raviser. Il faudrait au préalable que Maurice adresse son manuscrit à des éditeurs et que ceux-ci le lui refusent comme un seul homme. Ce n’est pas gagné !
Maurice pense que son Richard ne sera jamais fini (est-il d’ailleurs commencé, sinon un vague scénario ?), et a donc dès aujourd’hui de plein droit sa place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, sans que résiste le moindre soupçon de prévarication.

14 décembre 2010

L’agraphe et son double

— « Ce roman m’a beaucoup fait rire, et j’en ris encore. En cet instant, par exemple, tout en écrivant ces lignes, je ris de m’imaginer moi-même en commis aux écritures. Afin de mieux m’arrêter à cette pensée, je me mets à copier au hasard une phrase de Robert Walser, la première en ouvrant l’un quelconque de ses livres : “Dans la prairie déjà sombre se promène un marcheur solitaire.” »
De fait, Maurice ajoutera à son patchwork la phrase de Walser que Villa-Matas, ou son double agraphique, a pris au hasard, puisqu’elle figure dans une lecture de Léa sans qu’on sache si elle est orientée, comme toutes ses lectures, ou si elle obéit en l’occasion aux humeurs du marcheur solitaire.

13 décembre 2010

Le dessin de José Muñoz au verso de la page

— « Dédée m’a téléphoné dans l’après-midi pour me dire que Johnny n’allait pas bien et je suis tout de suite passé le voir. Johnny et Dédée vivent depuis quelque temps dans un hôtel de la rue Lagrange, une chambre au quatrième étage. Rien qu’à voir la porte de la chambre, je devine que Johnny est dans la pire misère, la fenêtre donne sur une cour noire et, à une heure de l’après-midi, il faut allumer si l’on veut lire le journal ou voir à qui on parle.
Il ne fait pas froid mais je trouve Johnny enveloppé dans un couverture et calé au fond d’un fauteuil galeux qui perd de tous côtés de grands morceaux d’étoupe jaune. »
Léa s’est tue. La lecture à haute voix demande de l’anticipation, d’avoir toujours un coup d’avance. La phrase qui suit, Léa n’a pas envie de la lire à Maurice, elle est de celles qui perdent leur essence au-delà d’un écho intérieur.
Maurice l’a déjà lue.
Alain aussi.
« Ça, je suis en train de le jouer demain. » Cette formule, due à l’avatar de Charlie Parker décrit par Cortázar, Maurice l’avait vue se refléter sur la vitrine enguirlandée d’un bazar qu’il lessivait allègrement — emporté par l’esprit de Noël qui a pourtant le don de l’enrager. Son collègue Ibrahim y revivait el gran classico entre le Barça et le Real (5-0). Maurice envie parfois Ibrahim, qui l’appelle Angel Di Maria, « car on dirait toi ».
Alain l’a lu dans une édition illustrée où, à la tourne de certaines pages, il s’apprêtait à plonger dans un dessin en blanc et noir de Muñoz, qu’il jugeait extatique, dont la transparence du papier avait trahi la présence.

10 décembre 2010

La Vallée des Dieux

Ces derniers temps, Maurice lave les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée des Dieux. L’amplitude du geste lui plaît, les éphémères traces savonneuses comme les reflets obtenus le confortent dans ses pensées qu’il croit lire sur ces écrans.
— « Vue de près, la propriété de Triste-le-Roy abondait en symétries inutiles et répétitions maniaques : à une Diane glaciale dans une niche sombre correspondait une autre Diane dans une seconde niche ; un balcon se reflétait dans un autre balcon ; un perron double s’ouvrait en une double balustrade. Un Hermès à deux faces projetait une ombre monstrueuse. »

Hier, Léa avait lu gaiement cette sinistre affaire de meurtres en série géométrique.
— « Il monta par les escaliers poussiéreux à des antichambres circulaires ; il se multiplia à l’infini dans des miroirs opposés ; il se fatigua à ouvrir et à entrouvrir des fenêtres qui lui révélaient, au-dehors, le même jardin désolé, vu de différentes hauteurs et sous différents angles ; à l’intérieur, des meubles couverts de housses jaunes et des lustres emballés dans de la tarlatane. Une chambre à coucher l’arrêta ; dans cette chambre, une seule fleur et une coupe de porcelaine : au premier frôlement, les vieux pétales s’effritèrent. Au second étage, le dernier, la maison lui parut infinie et croissante : La maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude. »

9 décembre 2010

Au rythme du patchwork

Les idées de Maurice cheminent, s’égarent, s’emberlificotent, tournent sur elles-mêmes, fuguent, clignotent, s’évaporent, se transforment, mais jamais ne se perdent…
Richard Cœur de Lion reviendra à son tour. Les idées de Maurice sont têtues.
Le secret du blanc de la porte de La Ruelle de Vermeer et la question posée par Stendhal relayée par W. G. Sebald l’occupent continûment.
Son idée de réunir toutes les lectures que Léa lui lit à voix haute suit son cours sans qu’il s’en occupe (si ce livre n’est pas encore fini, et pas près de l’être, il est déjà écrit).

6 décembre 2010

31, 57, 60 et l’infini

— « Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de l’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres. »

Il était écrit que Léa en vînt à lire à Maurice La Bibliothèque de Babel puisque cette nouvelle figurait dans leur propre bibliothèque — comme quoi le fini contient l’infini — bien que le volume de Fictions fût coincé entre un livre de cuisine frioulanne préfacé par Pier Paolo Pasolini et la reliure n°60 du magazine Spirou de l’année 1957 (avec la première apparition impromptue de Gaston Lagaffe qui s’était mis sur son trente et un pour l’occasion, et où on prend Le Nid du Marsupilami en chemin).
— « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. »
La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits ne lutte pas dans la même catégorie ; il serait vain de se frotter à Borges sur son terrain (démesuré, celui de Dieu). Maurice ne conçoit pas que cette totalité puisse comprendre des livres qui n’ont pas encore été écrits. Le projet de Maurice restera un projet, un projet par essence (humain). Une coquille encore vide, à jamais.
D’ailleurs, parfois, cette coquille apparaît à Maurice bien petite pour accueillir un si grand vide. Mais elle est si belle, plus encore quand elle disparaît sous la neige.

4 décembre 2010

L’inachèvement comme fatalité

Léa a oublié Jacques le Fataliste sous les coussins. Alain — ou serait-ce le Ciel ? — l’a délivré lors de sa visite inespérée. Léa a donc oublié de le terminer, l’étourdie, dans la mesure où celui-ci se termine. Elle le reprend alors même que l’auteur s’adresse à elle.

— « Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ?
— Il est mort. — Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. »

Toutes ces hypothèses de romans figureraient en bonne place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.

2 décembre 2010

Amours alphabétiques

— Nous en étions restés à Walter… Et nous voilà à Amadeo… Tu ne crois pas Maurice que Sara choisit ses amoureux… disons ses conquêtes, comme la météo nomment les ouragans ?… On aurait alors raté Xavier, Yves et Zinedine… En l’occurence, l’ouragan c’est plutôt Sara… En tout cas, c’était Amadeo, et pas Alain…
Maurice ne dit rien.
— Je connais bien Sara, elle n’a que faire d’une voiture rouge, belle et rapide.

Maurice dort. Se serait-il rappelé un rendez-vous urgent à Florence ou à Amsterdam ?

— « Ta lettre de lundi matin. Depuis lundi matin, ou mieux lundi midi, depuis le moment où le bienfait du voyage (indépendamment de tout, tout voyage par lui-même est déjà un rétablissement, une façon d’être pris au collet et secoué comme un prunier), depuis que le bienfait du voyage s’est légèrement dissipé, depuis ce moment je ne cesse de te chanter la même chanson ; constamment différente et toujours identique, riche comme un sommeil sans rêves, monotone et lassante, au point qu’elle m’endort parfois moi-même ; réjouis-toi de n’avoir pas à l’entendre, réjouis-toi d’être à l’abri de mes lettres pour si longtemps. »
Ou à Prague ?