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30 novembre 2010

Une sœur rare et prodigue

Sara s’est souvenue de sa petite sœur. « Je me suis souvenue que tu existais ma grande. » Elle ne s’est pas annoncée. « J’étais dans les parages. » Sara ne fait jamais de programme, pas plus qu’elle ne sait avec qui elle passera la nuit : celui qui lui prend le bras à présent, Amadeo, « Je ne vous présente pas Amadeo », ou celui qui lui tiendra la porte tout à l’heure, Bakari, ou lui vendra des marrons chauds, Charlie.
Sara ne répond pas toujours aux lettres de Léa. Pour autant elle ne l’oublie jamais. Sa désinvolture est une posture.
— Que lis-tu là Léa ? chantonne Sara à la manière de Catherine Deneuve chez Jacques Demy.
— « Cette nuit-là aucun vent ne soufflait. Il neigeait. Le blanc ruissellement posait sur la nuit une pâle clarté. Tous les camarades nocturnes de Werner aujourd’hui se taisaient. Immobiles ils se laissaient recouvrir par les blancs flocons.
Werner lui aussi, immobile sur son tronc d’arbre, se laissait recouvrir. Le mouvement continu de la neige qui tombait lui donnait sommeil, le plongeait en le berçant dans un rêve éveillé. Des images très lointaines remontaient de l’enfance… »
— Vous avez mauvaise mine les petits, ça vous dirait qu’on aille se promener quelque part tant qu’il fait jour ?
Sara n’imagine pas que Maurice et Léa bougent du 87 boulevard de la Fraternité entre chacune de ses visites. Elle n’a pas tout à fait tort. Depuis qu’ils ont délaissé les jardineries, leurs sorties se font rares.
Le ciel plus jaune que gris laisse présager la neige.
Les marrons chauds ne seront pas de trop.

La voiture d’Amadeo est rouge, belle et rapide.

28 novembre 2010

Remise de peine

— Tu me remets ?
La question est embarrassante. Les années n’y sont pour rien cette fois-ci, quand Alain avait disparu au-delà de tous les horizons.
Ces quelques semaines cataleptiques l’avaient rétréci.
— Entre Alain, tu es chez toi.
Léa pallie la défaillance de Maurice.
— Tu ne refuseras pas un bon grog ?
Alain accepte le bon grog que lui propose Léa, ça ne sera pas un luxe.
Ristourne l’a reconnu, pour lui Alain est toujours le même.
Alain remarque le livre que lit Léa : Mon enterrement vivant et autres textes.
Léa n’a pas eu le temps de le cacher sous les coussins.
Alain se plonge dans le livre de Jean Paul. Il rit, un rire qui n’a rien de commun avec celui qui marqua son précédent retour, sinon par sa dimension.
— « Mais j’ose espérer que cette période de négligence est pour ainsi dire révolue et que l’on s’efforcera désormais, à une cadence plus soutenue que par le passé, de surclasser les anciens Alains, qui ne savait rien faire d’autre de la peau humaine que des dessous de selle. »
Léa, puis Maurice, à la suite d’Alain, rient sans retenue.
Alain retrouve alors sa stature le temps de cette gaieté.

25 novembre 2010

Une excellente fréquentation

À ceux de ses hôtes qui fréquenteront la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, que la vocation de plume les anime ou seulement qu’ils soient taraudés, comme tout un chacun, par des inquiétudes à propos du temps qui passe et de la volatilité des souvenirs, Maurice diffusera la voix enregistrée de Léa dès que la nécessité s’en fera sentir.

— « Dans la nuit qui suit le déclin du présent, les pensées de l’écrivain ne peuvent que resplendir, de même que sur les places de marché des villes marines, brillent et luisent dans la nuit les écailles des poissons vendus la veille. L’éloignement dans le temps prête, comme celui dans l’espace, au flambeau un plus grand éclat, et à la musique poétique, un son plus agréable. »

23 novembre 2010

Ouverture prochaine sur cet emplacement


— « J’ai quelques quarante bibliothèques en ma possession que j’ai moi-même — c’est à peine croyable — conçues et écrites dans leur totalité. Chez moi c’est une vieille habitude (j’ignore si elle mérite d’être imitée) de cuire et d’assaisonner moi-même tous les mets spirituels dont mon âme pourrait avoir besoin, et je suis l’auteur de la plupart des livres que je lis. »

La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits s’est trouvé un précurseur, si tant est qu’il soit possible d’établir en la matière une échelle du temps où les avant précèderaient systématiquement les après. Non sans orgueil, Maurice imagine signaler sa propre invention par cette exergue que Léa vient tout juste de lire.

22 novembre 2010

Série d’anticipations

— « Notre action à l’égard de la postérité s’est limitée uniquement à la confiscation de futurs livres avant qu’ils ne fussent publiés. Et pourtant ce n’est pas là la difficulté proprement dite de cette entreprise qui nous a empêché de faire davantage et de publier également les livres de l’avenir. »
Léa jubile. Elle a conscience d’être tombée sur un don de la providence (bien que Léa n’affiche guère de sympathie pour ce concept). Maurice n’y prête d’abord pas attention avant de s’étonner du ton de Léa où il perçoit une part d’ironie, comme si Léa se moquait de lui, il s’en étonne car Léa, quand elle se moque de Maurice — et il n’y a pas de jour sans qu’elle s’y exerce avec volupté —, elle ne vise jamais ses projets dont elle sait qu’il ne s’arrêtent pas à la bizarrerie de leur apparence. Maurice se demande s’il a bien entendu, ou s’il a rêvé.
— « Car nous ne vivons pas seulement dans le présent, c’est-à-dire nous ne veillons pas uniquement dans le passé c’est-à-dire nous ne dormons pas seulement, mais nous vivons aussi dans le futur, c’est-à-dire nous rêvons. »


20 novembre 2010

La vocation de l’automne


Quand grand-père Emmanuel voyait un rouquin au printemps ou en été, il s’exclamait qu’il aurait bien pu attendre l’automne, celui-là. Quand il voyait un chauve en automne, il disait, en chuchotant, qu’il ne passerait pas l’hiver, le pauvre malheureux… sans un bon chapeau, et il soulevait le sien d’un geste cérémonieux qui révélait son entière solidarité. Ce sont là quelques échantillons des histoires du grand-père Emmanuel que Maurice raconte à Léa parce que l’automne les lui rappelle.
Avec le concours d’Alain, la compétition aidant, Maurice saurait les retrouver toutes, comme si ces histoires avaient seulement été mal rangées.

18 novembre 2010

Note de l’auteur empruntée à Jean Paul & lue par Léa à l’intention de Maurice

— « Un ballon aérien rempli de vapeur, une comète ou un satellite de la terre, mit le feu récemment, lors de sa chute, à une cheminée et à la demeure toute proche d’une tête spirituelle. Tout le trésor de pointes désopilantes, que ce malheureux avait collectées dans d’innombrables livres et sociétés depuis fort longtemps avec une peine incroyable, partit en fumée : notes de travail dont la lecture préalable permettait à sa courte mémoire de divertir son entourage avec un sens de l’humour qui lui était propre. Par conséquent, il croit pouvoir, par cette annonce, écarter ceux chez qui il se voit forcé de paraître pour quelque temps ennuyeux et simplet, de l’hypothèse qu’il le soit réellement, du moins tant que durera la reconstitution des pièces perdues. Il est en droit d’espérer que sitôt cette reconstitution achevée, il pourra s’attribuer sur-le-champ la paternité d’un joli nombre de boutades spirituelles et redevenir l’agréable compagnon qu'il fut par le passé. Il lui serait agréable de voir la présente communication considérée comme constituant la lettre d’incendie de son humour. »

17 novembre 2010

Une tâche de bûcheron

Maurice croit reconnaître monsieur H. C’est en effet monsieur H., mais un monsieur H. qui se retrouve aussi à trimballer des troncs d’arbre sur ses épaules par un froid polaire après les avoir sciés, élagués, émondés. Maurice goûte une douce vengeance, et se réveille.
Léa dort aussi, épuisée par sa journée, son livre, à l’abandon sur la poitrine, dont les pages semblent l’appeler car les mots, tout agités, ne se résolvent pas à s’endormir à leur tour.
« L’hiver, c’est le royaume des étendues blanches, des chatoiements opales, un Niagara de neige avec des aurores ambre, azur ou roses pareilles à des ciels d’Italie tels qu’on les voient sur des aquarelles. La profondeur de la forêt est impassible, sans un souffle de vent, les flammes montent vers le ciel, la nature est d’une pureté virginale, tant qu’il n’y a pas de gens. Les hommes et leur œuvre sont si monstrueusement hideux, si absurdement effrayants que l’on se croit dans un cauchemar. Qui a inventé cette torture, qui a eu besoin d’esclaves, de soldats d’escorte, de cachots, de saleté, de faim et de torture ? »

15 novembre 2010

Alain fut-il jamais le même homme ?

— « Mes deux premiers souvenirs ne sont pas entièrement invraisemblables, même s’il est évident que que les nombreuses variantes et pseudo-précisions que j’ai introduites dans les relations — parlées ou écrites — que j’en ai fait les ont profondément dénaturés. »

Il n’y a pas si longtemps que Léa a connu Alain. Elle ne sait plus si cet Alain-là protégé par monsieur Roups est bien celui, énorme, indestructible, fascinant, gonflé d’une cynique arrogance, qui surgit un soir au septième étage du 87 boulevard de la Fraternité.
Maurice connaît Alain depuis toujours. « Connaître » n’est pas exact. « Souvenir d’enfance » encore moins.
Peut-être Ristourne a-t-il tout ou partie de la réponse.

13 novembre 2010

Alain est-il toujours le même homme ?

En rentrant à l’hôtel de la Girafe, son hôtel, là où il héberge Alain sans jamais le menacer d’expulsion avec pertes et fracas et si nécessaire en appelant les flics à la rescousse, comme il se le devrait selon la charte non écrite de l’hôtellerie, monsieur Roups va jeter un coup d’œil dans la chambre d’Alain, sans manquer à la plus élémentaire des discrétions, sans qu’il y soit obligé par la charte non écrite de l’hôtellerie, en entrebâillant la porte comme une maman, pense-t-il, comme sa propre maman, se souvient-il, qui n’allait pas se coucher sans vérifier que son petit Irénée (Néné) dormait paisiblement, bien couvert jusqu’aux yeux, lui tâtant le front pour constater une fièvre toujours possible, bien qu’elle eût tout un hôtel à s’occuper, ce même hôtel de la Girafe où Alain dort, très agité si l’on en croit les draps, la couverture et l’édredon sens dessus dessous. Les murs de la chambre sont couverts de l’écriture d’Alain, des lignes rageusement raturées, mais, malgré ces charbonnages, monsieur Roups y lit « Chemin faisant Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés » et sur la ligne d’en-dessous « Suzanne repliait ses jambes, approchant ses talons de ses fesses ; ses genoux élevés rendaient ses jupons fort courts ». La suite est illisible.

11 novembre 2010

Un client pas comme un autre

— « Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il est écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas. »
En bon vaguemestre monsieur Roups transmet le message de son cher client qui depuis longtemps est bien davantage qu’un client. Maurice l’écoute sans comprendre. Léa comprend. Au moment de poursuivre, monsieur Roups hésite.
— Zut, j’ai oublié, j’aurais dû noter.
Léa était déjà allé chercher un livre dans la bibliothèque.
— « Ici Jacques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. »
— Voilà, c’est ça ! Comment vous avez fait pour trouver ? dit monsieur Roups.
Et Maurice comprend (Alain est tout de même le frère de Maurice).

La maladie d’Alain n’a rien d’inquiétant sur le plan vital. Une fatigue comme s’il avait marché à travers le désert sans boire et sans manger. Il ne parle plus. Il s’exprime par gestes et écrit des divagations sur les murs de sa chambre.
Monsieur Roups ignore que ces divagations sont de Diderot.

9 novembre 2010

La visite de la Girafe

— « Les gens se trompent quand ils pensent que les miens n’ont rien à faire dans ce temps, car les miens sont en vérité et en réalité plus vivants dans ce temps que d’autres et maîtrisent ce temps, comme on le voit, avec une intelligence plus concrète que d’autres, lorsque je songe que l’influence qu’ils exercent aujourd’hui sur leur entourage n’est pas des moindres. »

Léa et Maurice lisent le même livre dans des temps différés. Désormais, Maurice précède parfois Léa, parfois c’est l’inverse. Quand Maurice vient sur les pas de Léa, les passages que Léa a lus à haute voix lui reviennent en écho, comme s’il les avait lui-même choisis.

« Comme ils ont été étonnés, a dit mon oncle Georg, lorsque je leur ai fait remarquer un beau jour qu’ils n’avaient plus ouvert nos bibliothèques depuis six mois et que j’ai exigé l’accès aux bibliothèques. Lorsque je disais nos bibliothèques, les gens étaient toujours surpris car tous les autres gens auraient pu dire, dans le meilleur des cas, notre bibliothèque, parce qu’ils n’avaient qu’une bibliothèque, nous, nous en avions cinq, mais avec ces cinq bibliothèques nous étions tout de même restés, intellectuellement, sur une voie de garage, a dit mon oncle Georg, d’une manière beaucoup plus honteuse que les gens qui n’avaient qu’une seule bibliothèque. »
À faire le compte de qui grimpe les sept étages du 87 boulevard de la Fraternité, on ne va pas loin. Un, deux, trois. On ne peut pas parler d’adeptes : Alain, quand ça le prend, Sara, quand ça lui plaît, et monsieur H., quand ça lui chante. Ce dernier est le plus régulier, un abonné en quelque sorte.
La visite de monsieur Roups, qui se présente comme Irénée Roups gérant de la Girafe tout près là-bas sur la place, surprend Maurice et Léa. Avant d’en venir à l’objet de sa visite, il les félicite pour leur installation, en connaisseur. Il partage leur goût pour les livres même s’il a préféré pour sa part, modestement, se spécialiser dans les livres qui comprennent « hôtel » dans leur titre, car étant hôtelier (depuis 1828), c’est parfaitement logique, somme toute. Maurice croit que c’est là le motif de sa démarche. Léa devine déjà Alain dans l’ombre de cet homme. En effet, il vient de sa part.

6 novembre 2010

La dissociation de l’espace et du temps

Léa n’a pas parlé à Alain. L’imbattable boucan n’y fut pour rien. Elle se plaça dans son champ de vision sans qu’il réagisse. Il marchait au sein de la manifestation mais Léa voyait qu’il n’appartenait pas à cet ensemble, comme s’il partageait le même espace mais pas le même temps (le comptage des manifestants en tiendra-t-il compte ?). Alain marchait nue tête sur un boulevard déserté et balayé par le vent. Cette impression se confirma quand, après qu’elle l’eut reconnu, elle fut saisie par le fléchissement de sa silhouette qui lui donnait quinze ou vingt ans de plus. De son visage seul son nez répondait à sa définition, reste de son intégrité, témoignage de son authenticité.
Léa fut happée par un courant joyeux qui remontait effrontément vers l’avant. Elle ne s’aperçut pas qu’elle dépassait le 87, le nouveau et tumultueux gouvenement du boulevard faisant peu de cas de son environnement bourgeois qui, au mieux, apparaissaient comme des berges lointaines.
Léa ne s’en ouvrit pas à Maurice. Elle attendait. Maurice n’ajouta rien non plus. La vision de son frère s’était imprimée et ne laissait pas en paix. Il aurait aimé continuer de penser qu’Alain était reparti en Tasmanie, ou en Patagonie — et il se défendait d’ajouter « au diable ».

— « Mais il est faux de dire qu’à Wolfsegg le temps se serait arrêté, puisque eux, les miens, sont dans ce temps, existent dans ce temps, comme ils le prouvent par leur existence présente. Ils sont même imprégnés par ce temps présent, ai-je pensé, beaucoup plus profondément que d’autres, mais à leur manière. Il n’est pas juste de dire que les miens sont des survivants d’un temps passé, d’un temps ancien, d’un temps depuis lontemps révolu, puisqu’ils sont dans ce temps. »

4 novembre 2010

Après la dispersion

« Rentré chez lui, il passa sa robe de chambre, enfila ses pantoufles et se mit à lire un roman. Sa femme n’était pas rentrée. Mais une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’il entendit tinter la sonnette dans le vestibule et que les pas de Pierre, qui courait ouvrir, résonnèrent sourdement. C’était Julia. Elle entra dans le cabinet de son mari en pelisse, les joues rougies par le froid. »

Maurice sursauta. Il lisait Trois années de Tchekhov quand Léa rentra. Il ne s’étonna pas de la coïncidence. Maurice n’avait d’autres croyances que les coïncidences. Ristourne frayait le passage en ignorant la loi du plus court chemin d’un point à un autre.
— Maurice, tu ne sais pas qui j’ai rencontré à la manif ?
— Alain.
Maurice n’a pas hésité, seulement surpris par la défaillance de la voix de Léa, déjà voilée d’ordinaire.
Lucinda n’a pas remplacé Léa ce matin. Elle ne s’est pas rendue à Pridami. Elle a marché sur les boulevards, avec tous les autres, où elle a perdu sa voix.
— Comment tu le sais ?
— Je n’ai vu que lui.


1 novembre 2010

Le répertoire des hauts-parleurs

Le boulevard de la Fraternité n’est pas spécialisé dans le défilé d’éléphants. Associé à ceux de la Liberté et de l’Égalité qui le précèdent en toute logique, il prête sa longueur et sa largeur aux manifestations de protestation avant qu’elles se dispersent place de la Girafe. Intrigué par la rumeur, Maurice regarde le cortège depuis le septième étage. Au-dessus des clameurs se superposent les slogans scandés par les hauts-parleurs larsenants et crachotants, quand ce n’est pas la musique tonitruante qui prend un long relai. Maurice ne comprend pas tout de suite de quoi il retourne. Il ne peut distinguer ni les banderoles ni les paroles malgré la formidable amplification, ou par son fait. En revanche, les drapeaux offrent quelque chose à son goût en dehors de tout contexte.
Léa est partie au travail. Lucinda serait-elle du nombre ? Maurice scrute. Après avoir vu une abstraction, un flot, une inquiétude, il parvient à distinguer les individus formant cette foule, ce qui le rassure. Il ouvre la fenêtre mais il comprend encore moins ce qu’il entend. Il présume que le son, en montant, perd sa matérialité première comme l’eau se transformant en vapeur. Il descendrait bien s’il se confirmait que cette foule est constituée d’individus.
Une silhouette se signale, comme si elle était familière à Maurice, ou comme si Maurice l’inventait.
Alain.
Maurice entendit alors les hauts-parleurs dépasser leur répertoire.

« Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée
Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,
Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,
Se projetait, pareille à celle de judas.

Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine
Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
Si bien que son bâton, parachevant sa mine,
Lui donnait la tournure et le pas maladroit

D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.
Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,
Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,
Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent. »