Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
en vous rendant à cette nouvelle adresse :
maurice-et-lea.blogspot.com

3 mars 2011

Troisième, brève et dernière justification pour en finir avec l’épilogue,

et, sauf à espérer une hypothétique postface, conclure ce feuilleton littéraire et dessiné commencé il y a un an tout juste

« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »

1 mars 2011

Deuxième justification toujours en guise d’épilogue

« Entre toutes les manières variées de commencer un livre aujourd’hui pratiquées aux quatre coins du monde connu, la mienne est, j’en suis certain, la meilleure ——— et c’est sans nul doute la plus religieuse ——— ainsi, j’écris d’abord la première phrase ——— et pour la seconde, je m’en remets au Tout-Puissant.
Tous ces vétilleurs d’auteurs en mal d’une méthode, tous ces fols détaillistes de rien et bibeloteurs à grains et scrupules qui n’en finissent pas de chercher midi à quatorze heures, et qui, de leur porte sur la rue, hèlent leurs voisins et amis, convoquent leur parentaille au grand complet, le diable et son train avec ses marteaux, ses machines et tout son attirail, pour qu’ils les aident dans leurs fouilles délicates, seraient à jamais guéris de leur manie s’ils daignaient simplement observer comment chez moi une phrase suit l’autre et comment le plan marche sur les pas de l’ensemble.
Que ne me vîtes-vous, à demi soulevé de mon fauteuil, cramponné sur mon bras, et, les yeux levés, avec quelle assurance ! ——— cueillir au vol une idée, et parfois même en attraper une qui arrivait à peine à mi-chemin de ma comprenette.
Et, sans mentir, je crois avoir intercepté bien des pensées que le ciel destinait à quelque autre homme. »

27 février 2011

Première justification en guise d’épilogue

« Ainsi donc, s’exclama Don Quichotte, l’auteur de mon histoire n’est qu’un ignorant et un bavard qui l’a écrite sans ordre et sans discernement, à la va-comme-je-te-pousse ! Un peu comme ce peintre d’Ubéda qui, lorsqu’on lui demandait ce qu’il proposait de peindre, répondait : “Ce qui viendra sous mon pinceau.” Et s’il peignait un coq, il était si peu ressemblant qu’il lui fallait écrire au-dessous, en lettres gothiques : “Voici un coq.” Je crains que mon histoire n’ait aussi besoin d’un commentaire pour être comprise. »

22 février 2011

De meilleures réponses encore (avant d’en venir à l’épilogue en trois parties) à l’adresse de ceux qui aiment à se mêler de tout

(comme à ceux qui aiment tout comprendre)

— Les enfants, écoutez un peu, j’ai mieux à vous proposer si vous voulez mettre les rieurs de votre côté, ajouta Sara pour en mettre plein la vue à Jerome (sans accents), un jeune homme à peine ébauché malgré un bac + 7, doctorant de surcroît (en philologie a compris Léa, en philosophie a entendu Maurice), et par-dessus le marché bâti comme un fort des halles. « Au cours de la guerre de 1812 (vous changerez la date si vous voulez) son logis finit par être incendié par les soldats anglais (mettez-y le ton, on vous croira), prisonniers sur parole, pendant qu’elle était sortie, et son chat, son chien, ses poules, tout brûla de compagnie. »
Sara, les joues en feu car elle ne fait jamais les choses à moitié, finit par souffler à Maurice et Léa le témoignage à refiler aux assurances qui sont toujours les plus difficiles à convaincre, et plus encore à dérider. Alors autant les embrouiller.
— « Je venais de laisser tomber ma tête sur celui-ci (qui ? ça n’a pas d’importance ici) lorsqu’on sonna au feu, et qu’en chaude hâte, les pompes passèrent par là ; précédées d’une troupe éparse d’hommes et de gamins, moi au premier rang, car j’avais sauté le ruisseau. Nous croyions que c’était très au sud, de l’autre côté des bois, — nous qui ne courrions pas au feu pour la première fois — grange, boutique, ou maison d’habitation, sinon tout ensemble. “C’est la grange à Baker”, cria quelqu’un. “C’est au domaine de Codman”, affirma un autre. Sur quoi de nouvelles étincelles de s’élever au-dessus du bois, comme si le toit s’effondrait, et nous tous de crier : “Concord, à la rescousse !” Des chariots passèrent à bride abattue et sous une charge écrasante, portant, peut-être, entre autres choses, l’agent de la compagnie d’assurances, dont le devoir était d’aller aussi loin que ce fût ; et de temps en temps la cloche de la pompe à incendie tintait derrière, d’un son plus lent et plus assuré, pendant que tout à l’arrière-garde, comme on se le dit à l’oreille plus tard, venaient ceux qui avaient mis le feu et donné l’alarme. »

20 février 2011

Une réponse toute faite pour les petits curieux

— Si on vous pose des questions, si on vous y oblige vraiment, la police, la presse, et tutti quanti, voilà ce que vous répondrez, dit Sara — qui avait emprunté Walden ou la vie dans les bois lors de sa dernière visite en vue d’une cure de solitude, dit-elle, mais elle rencontra Jerome en chemin —, quitte à passer pour irresponsable, autant y aller dans les grandes largeurs, en beauté, et carrément qu’on vous croie fou.
— « Il m’arrivait parfois, dans les après-midi d’hiver, de laisser un bon feu en partant me promener ; et, lorsque je rentrais, trois ou quatre heures plus tard, je le retrouvais encore vif et flambant. Ma maison n’était pas restée vide quoique je m’en fusse allé. On eût dit que j’avais laissé derrière moi quelque joyeux gardien. C’était moi et le Feu qui vivions là ; et généralement mon gardien se montrait fidèle. Un jour, cependant que j’étais en train de fendre du bois, l’idée me vint de jeter un simple coup d’œil à la fenêtre pour voir si la maison n’était pas en feu ; c’est la seule fois que je me rappelle avoir ressenti une inquiétude particulière à ce sujet ; je regardai donc et vis qu’une étincelle avait atteint mon lit, sur quoi j’entrai et l’éteignis au moment où elle venait de faire un trou déjà grand comme la main. »

18 février 2011

Jusqu’à la fin



L’autre, le second livre sauvé, Léa ne lut pas jusqu’à la fin.
« Le vestibule s’emplit de volumes et de volumes. Il a recours à l’échelle. Bientôt, il a atteint le plafond. Il retourne dans sa chambre. Des rayons béants le regardent. Devant le bureau de grandes flammes s’élèvent du tapis. Il va dans la pièce d’à côté de la cuisine et en sort tous les vieux journaux. Il les prend feuille par feuille, les froisse, les roule en boule et les jette dans tous les coins. Il installe l’échelle au milieu de la pièce, là où elle se trouvait auparavant. Il grimpe sur le sixième échelon, surveille le feu et attend. Quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix, comme il n’avait jamais ri de sa vie. »
Maurice n’aurait jamais voulu de cette fin, d’autant moins que finir n’est pas dans son projet de livre conçu comme l’emblème de la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, c’est-à-dire, pour beaucoup d’entre eux, qui n’ont pas encore été fini d’écrire, et in fine, qui n’ont jamais été fini d’écrire.

16 février 2011

Au cou de la girafe

Mr Roups, « appelez-moi Irénée », proposa à Maurice et Léa, « et au charmant petit fauve », la chambre d’Alain « parti sous d’autres cieux », « solution hélas toute provisoire chers amis », son hôtel étant frappé d’alignement — « comme on couperait le cou à une girafe vieille de cent quatre-vingt quatre ans, vous imaginez un peu ça, c’est inhumain » leur dit-il en leur offrant un « cordial de son cru dont raffolait votre frère d’ailleurs ».
Léa a sauvé deux livres. Un voyage, d’abord…
— « Mais lorsque tout semble être révolu, lorsque le passé ne se rappelle rien qui soit encore, on reprend tout d’un coup conscience de ce qui nous est le plus proche, seulement tout le reste est passé comme une gigantesque expiration que l’on a essayée et endurée. Il serait inutile de chercher à dépister dans un nouveau grand soupir la vapeur que l’on a soufflée, cela ne fonctionne pas. »
Le son de la voix de Léa n’est pas le même ici qu’au 87 boulevard de la Fraternité. Maurice ne reconnaît pas Léa nimbée dans cet écho importun, indiscret. Néanmoins, il l’écoute mieux que jamais.
— « Tout est calculé avec précision et, à proprement parler, il n’arrive donc rien du tout : les choses ne font que se dérouler. Personne ne pourrait dire comment. Des épisodes en dents de scie se produisent selon des schémas immuables, tristement, mais sans plaintes. Ils atteignent une longueur infinie et se déroulent pourtant d’un seul coup, parce que c’est ainsi qu’on s’est exercé à les vivre. L’abolition du destin est un fait accompli dès que les instructions sont transmises. »

12 février 2011

L’ombre du passé

— « Dans mon récit je serai forcé de glisser rapidement sur une époque où j’aurais tant de plaisir à m’arrêter, si j’avais le pouvoir d’en ressusciter le souvenir. Mais la lumière qui l’animait et qui seule pourrait lui rendre la vie s’est éteinte en moi. Quand je veux retrouver dans mon cœur ce qu’elle y suscitait avec tant de force, peines et bonheur, douces chimères, je frappe en vain un rocher qui offre plus de source vive, le Dieu s’est retiré de moi. Combien différent il m’apparaît aujourd’hui, ce passé ! »

Maurice lit à haute voix. Léa écoute.
Elle n’a pas découvert aujourd’hui le manège de Maurice (il lit en cachette), comme s’il était possible qu’il l’embobinât en dirigeant ses lectures (il croit les devancer), afin de les assembler tel un patchwork, dans un grand tout qui serait ce fameux livre qui n’a pas été encore écrit (mais qui, en quelque sorte, l’est déjà), afin qu’il figurât en figure de proue dans la bibliothèque éponyme.
Maurice lit à haute voix, à douce voix plus précisément. Léa a la grippe. Symptôme parmi d’autres plus pénibles, elle a perdu sa voix.
Si ce n’est elle qui écoute (si elle dort accablée par la fièvre), c’est son ombre.

9 février 2011

Souvenirs d’Italie

Cette Italie d’aquarelle, et ses ciels ambre, azur et roses, est-elle la même que le brouillard interdit à la vue de Maurice et Léa, ou encore celle, trop nette, que Maurice rapporta à Léa de Florence à travers de superbes cartes postales aux ciels ambre, azur ou roses ? Maurice penche pour cette dernière, faute de se souvenir réellement du voyage à Ivrea hormis le blanc qui recouvre et le voyage et le souvenir, ou à cause de ce blanc éblouissant qui recouvrait le paysage autour d’Ivrea, jusqu’à l’effacer de la carte du monde, quand Léa repense à Stendhal, comme le rappelle Sebald qu’elle relit pour ne pas trahir sa pensée.
— Tu te rappelles, Maurice : « Quelques années plus tard, rangeant de vieux papiers, il avait retrouvé une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et figurant en tous points le tableau fixé dans sa mémoire. Beyle, dit Sebald, avait été contraint de reconnaître que la gravure et le souvenir ne faisait plus qu’un dans son esprit, au point de ne plus savoir lequel avait influencé l’autre. »
— Je me rappelle parce que tu me le rappelles.

Maurice doit-il l’interpréter comme un reproche fait à la gravure, comme à la carte postale florentine, de remporter un match gagné d’avance, celui du souvenir, face à la fragilité de l’impression ressentie sur place, comme celle, au Rijkmuseum, qui le stupéfia devant le blanc qui ceint la porte de La Ruelle de Vermeer que jamais il ne saurait traduire.
En revanche, pour Maurice, Léa, bien que nouvelle chaque jour, est toujours la première qu’il vit un soir au bal.
Pour Léa, Maurice, bien que le même chaque jour, ne cesse de l’étonner.

Que restera-t-il du 87 boulevard de la Fraternité ? Peut-on imaginer que le souvenir des lectures à haute voix de Léa préserveront la forme des lieux comme un paysage se recompose grâce à l’ondoiement de quelques traits de gravure imitant le relief ?

7 février 2011

Des idées en chemin

— Si tu ne devais emporter qu’un seul livre, Maurice ?
Maurice ne répond pas car il ne reconnaît pas Léa dans cette question.
— Je n’ai rien dit, oublie, je n’ai rien dit.
Léa sait que Maurice aimerait emporter avec lui la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits. Emporter une idée est le plus léger des viatiques même si, en chemin, on s’aperçoit qu’on en n’est pas l’inventeur.

— « Ses seuls livres étaient un almanach et une arithmétique, en laquelle il était fort expert. Le premier était pour lui une sorte d’encyclopédie, qu’il supposait contenir un résumé de toutes les connaissances humaines (…) »

5 février 2011

Alain, avec panache

Le dernier rire d’Alain inquiéta Léa comme si elle y avait perçu une rechute, un rire secoué, qu’elle entendit grincer comme au premier jour de son retour, jour sans vestige tangible désormais, quand il raviva une querelle antique, voire biblique, avec son frère Maurice. Fausse alerte.
Après quelques digressions autour du livre comme élément de décoration, Alain s’en alla en laissant une enveloppe sur une étagère, près d’Emmanuel Bove, en la signalant d’un « je laisse ça ici au cas où vous en faites ce que vous voulez », dans un gromellement que ni Léa ni Maurice ne distingua.
Et Alain disparut en laissant derrière lui un « à la revoyure les enfants… », claironnant, mélancolique.

Un mois de répit.

3 février 2011

Ivanohéééééé

— « La Bibliothèque, ça s’appelle, dit Terri. Vous n’y êtes pas encore allés, hein ? demanda-t-elle, et Laura et moi secouâmes la tête. C’est vraiment bien. Apparemment, c’est une nouvelle chaîne, mais ça n’a pas l’air d’une chaîne, si vous voyez ce que je veux dire. Figurez-vous qu’il y a des rayonnages avec des vrais livres. On peut feuilleter après dîner et choisir un livre qu’on rapporte la fois suivante, en venant manger. Et la bouffe, vous m’en direz des nouvelles. En ce moment, Herb lit Ivanohé. Il l’a pris quand on y était, la semaine dernière. Il a signé une carte, comme dans une vraie bibliothèque. »

— Peut-être on y trouverait ton Richard Cœur de lion ?
— Ne confonds pas ce concept avec la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.
— Rien n’empêche d’y adjoindre un restaurant, je suis sûre que ça marcherait.
— Eh bien alors voilà la fin de nos ennuis.
Maurice regarde le tapis et Léa le plafond.
— Ça existe déjà plus ou moins dans le coin, un peu plus loin sur le boulevard de la Liberté, dans l’ancienne bibliothèque municipale, il y a un café comme ça, il s’appelle d’ailleurs La Bibliothèque je crois bien, avec des murs entiers remplis de livres.
Maurice et Léa regardent vers la porte. Ristourne y va.
— Ah oui ! Je connais bien, beau décor, mauvaise musique, et tous les livres sont collés. Ha ha ha ha ha !
Alain.

1 février 2011

Variations de tempo


Jusqu’à présent, Léa donnait le tempo de la semaine quand Maurice l’accompagnait de son mieux. Maurice ne menait la danse qu’au sens propre. Léa s’y abandonnait alors.
Quitter le 87 boulevard de la Fraternité avant d’avoir fait le tour de la bibliothèque pousse Léa à en profiter plus que jamais. Elle ne l’exprime que par une légère accélération du tempo de la lecture. Maurice l’a perçu. Il sait qu’il va bientôt falloir s’en aller. La vie dans les bois, quand elle n’est pas choisie, est une punition.

— « Ma résidence était plus favorable, non seulement à la pensée, mais à la lecture sérieuse, qu’une université, et quoique le cabinet de lecture fût en dehors de mon rayon ordinaire de circulation, je me trouvais plus que jamais sous l’influence de ces livres qui circulent autour du monde, et dont les phrases d’abord écrites sur de l’écorce, se voient aujourd’hui simplement copiées de temps à autre sur du papier de chiffon. »

29 janvier 2011

La vie est un ronron

— « Mais, au cœur de leur relation, il reste “Papoose”, le chat de Spaeth. Quand, à la fin de juin 1989, Steinberg téléphone depuis Springs pour lui annoncer que son chat a disparu pour aller mourir dans un coin, il exprime une inconsolable tristesse : “mon papillon… ma créature de rêve… mon rêve”. Steinberg était fasciné par “Papoose”, en qui il voyait peut-être un symbole des attributs de l’âge ; il l’observait déambuler dans son jardin avec une lenteur pleine de dignité, “comme un Mexicain transpercé par une flèche”, écrit-il. »

Ristourne n’écoute pas plus que d’habitude. La lecture est un ronron, la vie de Ristourne est composée de toutes sortes de ronrons. Il vit sa vie de chat au chaud, sa sieste mexicaine comme un art de vivre, ignorant le danger qui guette la quiétude du 87 boulevard de la Fraternité. Il reçoit monsieur H. comme un ami charmant, Alain comme un maître intermittent, alors que Sara n’a jamais eu la cote, au contraire de sa collection d’amants, chacun fêté sans distinctions, quoique avec une préférence pour les adeptes du pull-over.

28 janvier 2011

Loup ou brebis

— « Je t’en prie, frère, ne considère pas comme une injure la comparaison que je me suis permis de faire ; il vaut mieux être une brebis qu’un loup, il vaut mieux être l’assommé que l’assommeur — il vaut mieux être Abel que Caïn. Et, je me plais à croire que je ne suis pas, ou plus exactement je sais que je ne suis pas un loup. Admettons que nous soyons des brebis, toi et moi, non seulement en imagination, mais en réalité, dans la société. Bien — comme il existe des loups affamés et perfides, il n’est pas dit que nous ne serons pas dévorés un jour. Eh bien ! je pense, mais cette pensée n’est pas précisément réjouissante : il vaut mieux, après tout, sombrer que faire sombrer un autre. »
— Tiens, c’est pas monsieur H. qu’on entend renifler derrière la porte ?
— Il ne renifle pas, il prend position.

26 janvier 2011

Retour sur les côtés

— « Ce petit lac était sans prix comme voisin dans les intermittences d’une douce pluie d’août, lorsque à la fois l’air et l’eau était d’un calme parfait, mais le ciel découvert, le milieu de l’après-midi avait toute la sérénité du soir, et que la grivette chantait tout à l’entour, perçue de rive à rive. Un lac comme celui-ci n’est jamais plus poli qu’à ce moment-là ; et la portion d’air libre suspendue au-dessus de lui était peu profonde et assombrie par les nuages, l’eau, remplie de lumières et de réverbérations, devient elle-même un ciel inférieur d’autant plus important. Du sommet d’une colline proche, où le bois avait été récemment coupé, il était une échappée charmante vers le sud au-delà de l’étang, par une large brèche ouverte dans les collines qui là forment la rive, et où leurs versants opposés descendant l’un vers l’autre suggéraient l’existence d’un cours d’eau en route dans cette direction à travers une vallée boisée, quoique de cours d’eau il n’en fût point. Par là mes regards portaient entre et par-dessus les vertes collines proches sur d’autres lointaines et plus hautes à l’horizon, teintées de bleu. »

— Ça me rappelle la promenade avec Sara quand j’ai perdu mes bottes, quand on a découvert la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.
— C’est en effet un des côtés possibles pour aller là-bas.
Léa saisit un autre livre peuplé d’images inquiétantes.
— « La plaie du crépuscule commence à éclairer un bois, on y décèle des animaux agissant comme des enfants, derrière ces agissements, des hommes en costume gèrent des négociations en quelques sales poignées de mains, derrière le masque de ces enjeux, nés des pulsions irrépressibles, d’une force non muselée, sourd une menace, réelle ou supposée, et cette menace envahit tout. On dit que les reliques d’anciennes croyances seront réactivées lorsque l’homme-loup de l’antique forêt obscure sortira du bois. »

23 janvier 2011

Léa de préférence


Léa ne s’appelle plus Lucinda. Léa est Léa 24/24 & 7/7. Le nouveau déploiement des tâches lui réclamait qu’elle devînt Lucinda 24/24 & 7/7, à moins de pouvoir passer de l’une à l’autre au pied levé, ce qui est à peu près aussi commode que de jouer toute seule au ping-pong avec plusieurs balles.
Maurice a reçu la nouvelle avec joie. Il n’avait jamais aimé Lucinda. Quand Léa lui fait la comparaison avec le ping-pong, il lui répond plutôt tango, ou paso doble, quitte à affaiblir la métaphore. Si cette joie n’est pas feinte, elle est tout à fait irresponsable.
Que Maurice n’ait jamais aimé Lucinda troubla Léa. Il ne l’a jamais rencontrée.

— « Je ne veux pas insister ici sur le désavantage de la location comparée à la possession, mais il est évident que si le sauvage possède en propre son abri, c’est à cause du peu qu’elle coûte, tandis que si l’homme civilisé loue en général le sien, c’est parce qu’il n’a pas le moyen de le posséder ; plus qu’il ne finit à la longue par avoir davantage le moyen de le louer. Mais répond-on, il suffit au civilisé pauvre de payer cette taxe pour s’assurer une demeure qui est un palais comparée à celle du sauvage. »

21 janvier 2011

24/24 & 7/7

Léa ne s’appelle plus Lucinda. Pridami ne s’appelle plus tout à fait Pridami, Pridami s’appelle Pridami.com tandis que, si la zone d’activité commerciale s’appelle toujours René-Monory, la coutume l’a transformée en René-Monoprix au grand dam de la famille de l’ancien président du Sénat.
Pridami.com s’est repositionné. En se repositionnant, Pridami.com a dû proposer à Lucinda, comme à toutes les autres Lucinda quels que soient leurs prénoms, de nouvelles affectations plus en rapport avec le nouveau profil de l’entreprise Pridami.com. Le sous-titre de Pridami.com, comme celle de son corollaire Pridami-Drive, est « 24/24 & 7/7 ». Le calcul est vite fait. Son résultat implique un nouveau déploiement des tâches.

20 janvier 2011

Du travail

— « (…) dans les camps, on ne force personne à travailler, mais (…), si on refuse, on est jugé et exécuté. »

17 janvier 2011

À la porte

— « Certains d’entre vous, nous le savons tous, sont pauvres, trouvent la vie dure, ouvrent parfois, pour ainsi dire, la bouche pour respirer. Je ne doute pas que certains d’entre vous qui lisez ce livre sont incapables de payer tous les dîners qu’ils ont bel et bien mangés, ou les habits et les souliers qui ne tarderont pas à être usés, s’ils ne le sont déjà, et que c’est pour dissiper un temps emprunté ou volé que les voici arrivés à cette page frustrant d’une heure leurs créanciers. »
Léa sursaute. Maurice regarde vers la porte. Ristourne se blottit derrière le canapé.
Fausse alerte. Le terme n’est que demain.
— « Que basse et rampante, il faut bien le dire, la vie que mènent beaucoup d’entre vous, car l’expérience m’a aiguisé la vue ; toujours sur les limites, tâchant d’entrer dans une affaire et tâchant de sortir de dette, bourbier qui ne date pas d’hier… »
Si, on frappe à la porte, frapper c’est trop dire, on toque, en tapinois, c’est encore trop, on s’apprête en regardant la porte aveugle, y cherchant un miroir pour parfaire son nœud de cravate ou on glisse un peigne dans ses cheveux brillantinés et lustre d’un revers de manche ses souliers vernis.

15 janvier 2011

Les aventures d’Ersatz, Kitsch & Artefact au pays des fleurs

Maurice et Léa sont de retour dans leur jardinerie dominicale, grisés du même bonheur que lors de retrouvailles avec la mer, la montagne ou la vue sur Ivrea débarrassée de son artefact gravé dans les mémoires, à commencer par celle de Stendhal.
Combien de dimanches depuis leur dernière visite ? Maurice est étourdi par les parfums, Léa par les couleurs. Cet ersatz de nature n’a rien perdu de ses sortilèges. Comme naguère, la dimension kitsch ne les regarde pas. Plus encore que la virtualité de ces prémices, les intéresse, Maurice surtout, la richesse de ce catalogue pour de vrai.
Léa revint vers Robert Walser, se proposant de le confronter à ces paysages en toc. Il répondit du tac au tac.
— « Alerte comme il convient à un valeureux marcheur et piéton, j’avançais avec entrain, sans trop me soucier de certains détails qui surgissaient chacun à sa manière, tantôt discrètement, tantôt abruptement, mais je m’attachais sans cesse, avec une confiance familière, au spectacle réconfortant du grand tout circulaire qui, figuré ici et là, fluctuait, scintillait loin à la ronde. Qui se déplace dans le vaste monde ne doit prendre en considération que ce qui est vaste, et ne diriger ses pensées et ses regards que vers ce qui est grand, libérateur, émouvant. Ce qui est petit, menu, doit traverser comme d’un léger coup d’aile le regard qui embrasse le bienveillant tout, bien que chaque apparence, chaque fétu méritent notre attention, en tant que tels. »

— « C’est sur cette hauteur que je me promenais, marchant à ses côtés, avec une femme que je n’avais pas revue depuis plusieurs années, et vers laquelle à nouveau je m’étais senti attiré. Passant devant de gaies petites gloriettes nichées sous les sapins et les feuillus, nous montions à pas lents vers la forêt en suivant un clair chemin. De temps en temps, j’épiais quelques signes d’aménité sur le beau mais froid visage de la femme, sans y déceler toutefois la moindre nuance de sympathie. Son visage restait morose, presque renfrogné, et ne témoignait aucune joie au gracieux spectacle de la nature. Aussi charmante qu’indifférente, elle cheminait à côté de moi et en répondait qu’à contrecœur et avec mauvaise humeur, ou même pas du tout, à tout ce que je lui proposais. »
— Dis, Maurice, crois-tu que cette femme a changé, ou est-ce l’éloignement dans le temps qui en avait modifié la perception, en l’idéalisant, ou ne l’a-t-il jamais aimé parce que si mal aimable ?
— La troisième solution, parce que si mal aimable.
Léa s’étonne de la sûreté de la réponse de Maurice. Elle marque une pause en le regardant jouer avec Ristourne, et poursuit sa lecture en silence.
« — Vous êtes fâchée, osai-je lui dire.
— Cela pourrait-il seulement vous blesser ? J’ai de la peine à le croire, car vous m’avez oubliée depuis longtemps. Plaisant de se revoir, n’est-ce pas ? »

13 janvier 2011

87 bis

De tous temps, depuis ses quatre ans en tout cas, Alain ne s’est jamais rappelé l’anniversaire de Maurice. Il se contentait de profiter goulûment de son gâteau, de lui souffler les bougies sous le nez, et de lui casser ses cadeaux.
Ne répondant à aucune invitation sinon celle, permanente, que Léa lui répète, Alain est venu, avec dans les bras, encombrant, un grand rouleau en carton robuste qu’il rapporte de son voyage en Allemagne, dit-il avec un « eh oui seulement » dans le ton, duquel il extirpe un autre rouleau qui lui se déroule en colimaçon — à la grande joie de Ristourne. Maurice et Léa sont surpris. (Au fait, ce n’est pas l’anniversaire de Maurice aujourd’hui.)
— C’est un peu comme chez vous, non ?


Alain ne sait plus où ranger les remerciements. Il n’est pas équipé pour.
Léa propose un mur pour l’accrocher. Alain refuse. Il regarde le mur. On se souvient avec lui de Joséphine, qui était là.
Non, aucun autre mur n’est assez grand.
Alain remporte son rouleau. Il se souvient soudain que ce n’est pas l’anniversaire de Maurice aujourd’hui. Il s’en excuse.
— Au temps pour moi.

11 janvier 2011

Un chapitre à l’avance

— « On se prend de mon affection à ma mémoire ; et d’un defaut naturel, on en faict un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse. Il ne se souvient point de ses amys. Il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aisémeent oublier, mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnée, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemye de mon humeur. »

Léa revient sur Montaigne, elle le lit et le relit, le même chapitre, pour elle, pour Maurice, pour le garder en mémoire, c’est le moins qu’il propose — avec tact —, pour l’entendre comme il se doit — loin du toute vindicte — à force de le répéter, comme s’il contenait la clef en son sein.

Maurice ne se retient pas d’aller un chapitre au devant, où sa mémoire s’est surpassée.
— « Aussi voyons nous qu’au don d’eloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dict, le boute-hors si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prests ; les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu’élabouré et premedité. Comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l’advantage de ce qu’elles ont de plus beau… »
— Attends-moi Maurice, ne t’emballe pas trop, comme si tu allais tout oublier.

7 janvier 2011

Pas encore déjà

— « Il s’assit et alluma une cigarette. Après avoir regardé l’écran pendant quelques minutes il eut l’impression d’avoir déjà vu le film, des années auparavant. Les personnages semblaient vaguement reconnaissables dans leurs rôles et certaines des choses qu’ils disaient lui étaient familières, comme c’est souvent le cas des événements au fur et à mesure qu’ils se déroulent dans les films qu’on a oubliés. Puis le héros, une vedette de cinéma qui vient de mourir, prononça une réplique — posa une question directe à un autre personnage, un étranger à peine arrivé à cheval dans la petite ville ; et d’un seul coup, tout se mit en place et James sut exactement les mots que l’étranger allait choisir en réponse à la question. Il connaissait la tournure que l’histoire allait prendre mais continue de regarder le film en proie à une appréhension croissante. »

— Cette histoire aussi donne une impression de déjà vu.
— Plutôt de déjà vécu.
— Pourtant elle n’est pas encore écrite.
— Tu parles de la suite, de ce qui va venir ?
Léa regarde alors Maurice d’un drôle d’air (très fugitif).
— Tu parles de la nôtre, de notre histoire ?
Maurice semble être déjà plus tard.

5 janvier 2011

Plus ou moins quinze ans

— « Le cinéma peine à vieillir ses acteurs autant qu’à rajeunir ses actrices. Dans cette Lettre d’une inconnue, nous assistons à l’un de des étranges chassés-croisés temporels : lorsqu’il emménage dans l’immeuble où habite Lisa, au début, Louis Jourdan a pratiquement l’âge de son rôle, tandis que pour jouer la très jeune fille qui s’éprendra de lui, Joan Fontaine doit être rajeunie d’une quinzaine d’année ; à la fin, au contraire, quand Lisa atteint la trentaine, qui est à peu près l’âge de l’actrice au moment du tournage, ce sera le tour de Louis Jourdan de devoir paraître plus vieux de cette même quinzaine d’années, et c’est donc ce visage fatigué, les tempes grisonnantes, qu’il lit au milieu de la nuit la lettre de l’inconnue qui l’aimait tant. »

Ah ah ah ah ah !
Alain est là. Alain rit comme s’il n’avait pas ri depuis longtemps, en qualité plus encore qu’en quantité.
Il a jeté un regard dans la miroir, vérifier.
Il y vérifie sa jeunesse et, en passant, si Joséphine n’y aurait pas laissé un souvenir de son reflet.
Malgré son arrogance, Alain n’a jamais fait jeune, parce que « ses » cheveux, parce que son grand nez, parce que les habits qu’il aurait dû porter, parce que la musique qu’il aurait dû écouter, parce qu’il n’a jamais aimé les jeunes, parce que les filles ne l’ont jamais trouvé jeune.
Alain rit, un rire de contenance.
Un rire un peu jaune.
Quand ils étaient enfants, quand Alain riait franc, Maurice riait jaune. Maurice sait entendre les rires de son frère.
Léa attend de la part d’Alain qu’il demande quelque chose qu’il n’a jamais demandé car il arbore une tête de quelqu’un qui va demander quelque chose qu’il n’a jamais demandé, une tête que Léa ne lui connaît pas.
— Alain, tu avais quelque chose à demander ?
— Non, non, ma chère Léa, tout va bien, tranquille et tout. Ah ah ah ah ah !
— N’hésite pas.
— Je suis pas du genre à hésiter. Ah ah ah ah ah !

3 janvier 2011

Question sans objet

— « Quand la maison blanche fut brûlée à Virginia City, je perdis mon foyer, mon bonheur, ma santé, et ma malle. La perte de ces deux premiers articles était de peu de conséquence, puisqu’un foyer sans une mère ou une sœur, ou une jeune parente éloignée pour vous rappeler, en cachant votre linge sale ou en jetant vos chaussures à bas du manteau de la cheminée, qu’il y a quelqu’un pour penser à vous et vous chérir, — est une chose aisée à retrouver. Et je me souciais fort peu de la perte de mon bonheur, car, n’étant pas un poète, la mélancolie ne pouvait séjourner longtemps auprès de moi. Mais perdre une bonne constitution et une meilleure malle sont des infortunes sérieuses. Le jour de l’incendie, ma constitution fut atteinte d’un rhume sévère, causé par le mouvement inaccoutumé que je me donnai pour essayer de me rendre utile. »

— Dis Léa, si tout brûlait, quel livre tu emporterais ?
— Que vas-tu inventer là, Maurice ?
— C’est rien, de toute façon je suis déjà enrhumé.

1 janvier 2011

L’opacité d’un discours transparent

À l’hôtel de la Girafe où Alain a établi ses quartiers dans une chambre qu’il nomme à part lui « ma cabine », monsieur Roups, en l’occurrence le commandant du navire qui porterait mieux que personne le titre de pacha, se débat parmi des difficultés qui seraient comparables à une tempête tropicale si on voulait bien se contenter du premier euphémisme venu. Néanmoins, l’idée de présenter la note à Alain — l’aurait-il seulement comprise ? — ne l’effleura jamais.
Au 87 boulevard de la Fraternité où Maurice et Léa ont établi leur petit royaume au milieu des livres, un petit royaume au bord de la banqueroute, Maurice n’a pas trouvé de travail depuis que des clients vétilleux ont signalé des traces sur leurs vitrines. Son usage de la peau de chamois n’avait rien d’académique. L’idée de déchiffrer le sens caché de ce rébus, de vitrines en vitrines, — l’auraient-ils seulement compris ? — ne les effleura jamais.
« J’ai été, en somme, un ouvrier ordinaire ; j’ai travaillé, comme tout le monde, parce qu’il le fallait bien, et j’ai travaillé le moins possible. En revanche, j’étais intelligent. Dès que je le pouvais, je lisais, je discutais, et, comme je n’étais pas bête, il m’est venu une profonde insatisfaction, une révolte profonde contre mon sort et les conditions sociales qui me l’imposaient. »