Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
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maurice-et-lea.blogspot.com

30 avril 2010

Épisode révolutionnaire flanqué d’un épisode pluvieux

Sur le banc de l’abribus Alain trouve Dimitri Roudine et, comme à son habitude, commence à jeter un coup d’œil à la dernière page. Il rit. Il ne rit pas comme on le connaît rire jusqu’ici*, prétexte une saleté de drache, lui qui d’ordinaire adore la pluie qui rend morose des peuples entiers, pour rentrer fissa à l’hôtel de la Girafe, où monsieur Roups s’étonne de voir son client préféré ainsi pris de panique par une ondée anodine, tout au plus une giboulée lui accorde-t-il pour se rendre aimable, lui dont, dit-il dans le même élan, le nom rime rien moins qu’avec mousson et typhon.
— Mon cher Roups, la révolution est en marche.
Il rit. Ils rirent. Monsieur Roups ne connaît pas l’épisode avec Dimitri Roudine — quand bien même l’aurait-il lu, il ne va jamais jusqu’à la dernière page — mais rit comme il rit chaque fois que rit son client préféré.
Et Alain gagna sa chambre où il fut happé par la grisaille du jour.

Maurice et Léa n’attendirent pas que la pluie cessât. C’était un principe (s’ils devaient tenir compte des humeurs du ciel, ils gâcheraient les plaisirs du dimanche ; de toute façon, les jardineries ordonnent le temps qu’il fait). L’urgence d’un chapeau se justifiait d’autant mieux. Il serait paradoxal de prétexter l’absence d’un chapeau pour remettre à des jours meilleurs l’achat d’un chapeau.
Maurice et Léa firent le dos rond et trottinèrent en ignorant le monde tout aussi courbé, surtout Maurice, abandonnant leur coiffure au mauvais sort, sans regretter les sept étages à grimper, surtout Maurice, pour chercher un parapluie qui, à n’en pas douter, n’aurait pas résisté à l’assaut des bourrasques, se retournant aussitôt avant de s’envoler, Maurice — à cloche-pied — et Léa à sa suite. Alors que le chapeau, tant qu’il était au magasin, ne risquait rien…
— Léa, tu ne crois pas que ce chapeau pourra attendre ?

Léa aurait pu mettre en cause ce régime de giboulée qui tourneboulerait les raisonnements de Maurice qui, déjà, ont tendance à n’obéir qu’aux humeurs de passage.
Léa ignore toujours que chaque lundi à midi et quart, malgré (ou grâce à) son mutisme (ses silences), ce tohu-bohu fait le miel de son psychanalyste.
Aux Mille & Un Chapeaux, ils ne trouvèrent pas de chapeau au goût de Maurice, ou, quand d’aucun parmi les mille & un aurait pu convenir, il n’était jamais sa taille.
Maurice et Léa rentrèrent trempés et se plurent à s’entresécher.

* cf. page 6

29 avril 2010

La psychorigidité d’une vieille fille

Léa ne lit jamais dans les transports en commun puisqu’elle lit seulement le samedi (sans compter les vacances), et le samedi elle ne prend jamais les transports en commun. Elle y invente des romans éphémères ou se récite des romans éternels.
Léa fit une exception avec Dimitri Roudine car, dit-elle à Maurice qui la regardait d’un air de hibou, elle n’entendait pas si jeune se complaire dans la psychorigidité d’une vieille fille.
Elle l’oublia sur le banc d’un abribus.

— « Natalia devait chaque matin lire avec elle des livres d’histoire, de voyages et d’autres œuvres instructives. Daria Mikhaïlova les choisissait, paraissant suivre une ligne de conduite. En réalité, elle ne faisait que donner à sa fille tout ce que lui envoyait un libraire français de Pétersbourg, sauf, naturellement, les romans de Dumas fils et Cie. Daria Mikhaïlova lisait elle-même ces romans. Mademoiselle Boncourt jetait des regards sévères et navrés derrière ses lunettes, quand Natalia lisait ces ouvrages d’histoire : d’après les conceptions de la vieille fille française, toute l’histoire était remplie de faits licencieux. Il est vrai que de tous les grands héros de l’antiquité, seul le nom de Cambyse était resté dans sa mémoire, on ne sait pourquoi, et quant aux époques modernes… elle se souvenait uniquement de Louis XIV et de Napoléon qu’elle exécrait. Mais Natalia lisait aussi des livres dont mademoiselle Boncourt ne soupçonnait même pas l’existence : elle connaissait par cœur Pouchkine.
La jeune fille rougit légèrement en rencontrant Roudine.
— Vous allez vous promener ? lui demanda-t-il.
— Oui… nous allons au jardin.
— Puis-je vous accompagner ?
Natalia regarda mademoiselle Boncourt.
— Mais certainement, monsieur, avec plaisir, se hâta de répondre la vieille fille.
Roudine mit son chapeau et sortit avec Natalia. »

Le samedi précédent, Léa avait lu ce passage à Maurice.

— Tu viens Maurice, je vais t’acheter un chapeau.

Sachant que jamais ni Maurice ni Léa ne sortaient faire une course le samedi.


28 avril 2010

Prodiges domestiques

Léa n’est pas une militante de l’ordre domestique. Loin d’elle de pallier le déficit chronique de Maurice en la matière. Outre la poussière sur les livres qui se fait oublier — Léa souffle sur la tranche de celui à qui le tour d’être lu —, les miettes sur le tapis — Maurice sans Léa mange sur ses genoux — et les croquettes éparses dédaignées par Ristourne, le ménage ne requiert pas une mobilisation de tous les instants…
Mais que vient faire ce parfum Hermès, bien rangé, bien en évidence sur l’étagère au-dessus du lavabo de la salle d’eau, cheval glorieux parmi des fantassins en déroute ?
Léa se dit qu’elle l’a déjà vu quelque part. Un rêve sans doute. Léa est déçue d’avoir des rêves de marques.
Pour Maurice, la solution est simple tout en tenant du prodige : il serait venu par ses propres ailes.
Pour Léa, la solution est encore plus simple et en rien prodigieuse : elle se pince le nez et direct à la poubelle !

26 avril 2010

L’entremise de Jean-Pierre Léaud

La bibliothèque du 87 boulevard de la Fraternité était riche de romans russes. Léa avait lu d’abondance cette littérature entre ses treize et dix-sept ans après que Sara lui mit Premier amour de Tourgueniev entre les mains. Ça la faisait rire, Sara, car elle n’en était plus à son premier, largement, celui qui ressemblait à Petit ours brun, selon Léa, à Jean-Pierre Léaud, selon elle (ils avaient l’âge d’Antoine et de Colette dans Antoine et Colette). Dans ses souvenirs, elle l’appelle Antoine et il ressemble trait pour trait à Jean-Pierre Léaud, celui des Deux Anglaises et le continent, romantisme oblige. Pour autant elle ne l’appelle pas Alphonse.
— « L’abondance des pensées empêchait Roudine de parler avec précision et netteté. Les images chevauchaient les unes et les autres ; les comparaisons, imprévues, audacieuses, étonnamment vraies, naissaient les unes des autres. Et cette improvisation impatiente ne sentait pas l’effort d’un rhéteur expérimenté, elle était inspirée. Roudine ne cherchait point ses mots : ils venaient librement, soumis, et chacun d’eux semblait jaillir de l’âme elle-même, brûlant de ce secret suprême : la musique de l’éloquence. Il savait, en frappant uniquement sur les fibres du cœur, faire vibrer confusément toutes les autres. On comprenait peut-être mal ce qu’il disait, mais la poitrine se dilatait, des voiles se soulevaient devant les yeux, et des lumières resplendissaient devant soi. »
Léa oubliait la description de Tourgueniev — Un homme entra, âgé de trente-cinq ans environ : de haute taille, un peu voûté, les cheveux crépus, le visage basané, il avait les traits irréguliers, mais expressifs et intelligents, avec un pâle éclat dans ses yeux vifs et bleus, un nez large et droit et des lèvres rouges bien dessinées. Il portait un vêtement usagé et étroit, comme devenu trop petit pour lui. — pour se représenter Roudine en Jean-Pierre Léaud. Maurice, qui ne la connaissait pas, y voyait Alain. Pas exactement celui que nous avons rencontré qui voyage entre l’hôtel de la Girafe et l’hôtel de la Girafe, bien sûr. Pas celui avec qui il se serait battu. Pas celui qui rit de Robert Walser.
Après lui avoir offert le rôle vedette dans son film, cette idée finirait-elle de le réconcilier avec son frère ?

24 avril 2010

Un rôle vedette inattendu pour Alain

Alain est dans tous les esprits, à commencer par celui de Maurice.
Il parasite l’écriture de son scénario.
Un pré à vaches limousines. Très vert.
Un pré en pente avec un arbre solitaire au milieu.
Au printemps (avril-mai).
Divers moments de la journée. Ombres et lumières. Déplacement des animaux.
Dans le dernier plan un homme surgit et traverse le pré en longeant soigneusement les clôtures, se jette dans le fossé après avoir franchi la dernière clôture car un tracteur passe au premier plan sur la petite route (toute crottée).
Il attend dans les hautes herbes parsemées de fleurs de toutes les couleurs.
Description de l’homme : bien mis, entre 30 et 60 ans, les oreilles écartées.
C’est Alain que Maurice voit surgir et traverser le pré en longeant soigneusement les clôtures, se jeter dans le fossé après avoir franchi la dernière clôture car un tracteur passe au premier plan sur la petite route (toute crottée). À la description, il ajouterait : un grand nez comme celui du grand-père Emmanuel.
L’aurait-il vraiment vu alors que ses bottes allaient par le fond dans les marécages ?

19 avril 2010

Au cas où, emportons un livre et une serviette


Sara départagea son beau-frère Maurice et sa sœur Léa, comme elle les départagea à savoir qui de Thomas Bernhard ou de Marcel Proust elle avait lu, en empruntant le troisième chemin que le grand écrivain, qu’il soit l’un ou qu’il soit l’autre, ne connaissait pas, celui qui longe les marroniers, passe derrière la citerne, s’engage à travers la friche de l’ancienne cimenterie en bricolant tant bien que mal une direction parmi de multiples hypothèses avant de plonger sans hésiter vers un chaos de rochers que les pieds de Maurice n’apprécièrent pas alors que Léa en fit gaiement son affaire en quelques bonds calqués sur ceux de Sara, comme elle calquait déjà ses pas sur les siens quand sa grande sœur était déjà une jeune fille et elle une toute petite bonne femme avec, déjà, un livre au cas où comme Sara, puisque Sara n’allait jamais nulle part sans un bouquin, pour le lire au cas où, au cas où un garçon pas trop bête et pas trop laid se questionnerait sur cette fille qui lit, qu’il sait jolie, qu’il devine intelligente, peut-être bêcheuse mais cela valait la peine d’être tenté.
Ce chemin dessiné par le hasard, selon la formule de Sara, avait un but caché. Sara, Maurice et Léa à ses basques, après s’être débarrassé du chaos de pierres si peu engageant, alors que la vue s’ouvrait désormais sur un authentique payage de campagne, franchit lestement une rigole pour se retrouver dans un de ces chemins creux célébrés par les peintres paysagistes d’un autre temps, où ombre et lumière se disputent selon le rythme des talus, des haies vives et des bosquets — et des nuages qui ont toujours le dernier mot. Sara observa deux traces de peinture jaunes et bleues sur le tronc d’un bouleau, pareilles à celles sur les joues et le front des Indiens, pour baliser le sentier de la guerre, propose Léa sans que Maurice ne sourie.
— Attendez-moi là, je reviens tout de suite.
Et Sara disparut.
Léa ne se laissait pas abuser par sa sœur, elle invita Maurice à la suivre. Maurice aurait préféré attendre Sara plutôt que de prendre par le raccourci pour rejoindre la petite route au-delà du pré dont les vaches étaient couchées à l’ombre de l’arbre de service. Il aurait ainsi sauvé ses chaussures qu’il dut abandonner au marécage.
Depuis l’abord d’un bâtiment de taille modeste à la fonction indéterminée, une ancienne bergerie par exemple, Sara leur faisait des signes qui avaient pour vocation de les guider, mais leur universalité ne sauta pas aux yeux de Maurice.
— Voilà où je voulais en venir.
Léa reconnut ce bâtiment.
— Ici vous trouverez des livres que personne n’a jamais lus.
La photo de ce bâtiment orne la bibliothèque de Sara.
— Car personne ne les a encore écrits.
Maurice, pataugeant dans la boue jusqu’aux genoux, resta indifférent au prodige. Le souvenir de ses chaussures englouties et l’état de ses pieds ne lui laissaient pas le loisir d’en apprécier la portée. Il aurait espéré des bains publics.

18 avril 2010

De surcroît Sara a l’embarras du choix question promenades

Sara propose à Léa d’aller se promener. Maurice était déjà descendu dans le jardin qui court le long de la maison en miroir de celui des voisins dont la maison est identique à celle de Sara.
Sara et Léa découvrent Maurice en contemplation devant un figuier rebelle à toute idée de frontière dont les bourgeons offrent sur la même branche plusieurs étapes de leur développement. Maurice exprime la même stupeur que s’il voyait un nouveau-né pour la première fois.
Léa prolonge vers Maurice la proposition de Sara, en ajoutant que ça les changera des jardineries.
Maurice sursauta, comme surpris l’œil dans le trou de la serrure.
Sara les rejoignit aussitôt. Elle leur annonce qu’il y a deux côtés pour les promenades et ajoute, après avoir sorti de son sac un livre de poche, — « car il y avait du côté de Krönberg deux côtés pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Meinkirchen, qu’on appelait aussi le côté de chez Wink parce qu’on passait devant la propriété de monsieur Wink pour aller par là, et le côté de Kampfminze. De Meinkirchen, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le côté et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Krönberg, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne connaissions point et qu’à ce signe on tenait pour des gens qui seront venus de Meinkirchen. Quant à Kampfminze, je devais un jour en connaître davantage mais plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Meinkirchen était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Krönberg, Kampfminze lui ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre côté, une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, prendre par Kampfminze pour aller à Meinkirchen, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Meinkirchen comme de la plus belle vue de la plaine qu’il connût et du côté de Kampfminze comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit (…) »
Sara regarda tour à tour Léa et Maurice.
— Descendons vers la rivière, dit Léa.
— Ou bien allons vers la plaine, répondit Maurice.

17 avril 2010

Sara n’habite pas si loin en fin de compte

En effet Sara n’habite pas si loin en fin de compte. Si Sara est bien la sœur de Léa, Léa lui rend quinze ans. Léa ne sait jamais bien qui tiendra compagnie à Sara, qui sera à ses pieds, quel sera le chevalier servant se multipliant pour anticiper tous ses désirs sans se douter qu’un jour pas si lointain il devra les considérer comme des caprices. Léa ne tient pas les comptes, d’autant moins qu’elle est loin de posséder l’ensemble des informations. Le dernier, à sa connaissance, ressemblait à Henry VIII — elle ne se fit pas de soucis pour autant — et le précédent à Bertold Brecht avec ses lunettes rondes et sa frange. Elle se rappelle aussi un tout jeune homme aux faux airs de Zinedine Zidane, et une autre fois où elle crut être opposée à George Clooney — Sara ne se distinguait pas toujours par l’originalité de ses goûts —, à croire que ses conquêtes allaient tous azimuts, comme si elle voulait épuiser tous les possibles de la gent masculine. En revanche ses goûts littéraires sont beaucoup plus arrêtés.
La veille Léa a rêvé que Sara sortait avec Alain. Pendant tout le trajet, en tram, en bus et à pied, elle demeura dans ses songes alors que Maurice la regardait furtivement comme un prétendant incapable de franchir le pas. La reconstitution de son rêve se limitait à voir Alain se recommandant de l’empereur de Patagonie auprès de Sara à qui il offrait un flacon d’Hermès qu’elle débouchait d’une pichenette avant de se l’enfiler cul sec.
Sara est seule avec ses chats. Elle toise Maurice à croire qu’elle n’en a jamais vu de cette espèce, non sans aménité cependant. Elle s’y entend en grands numéros. Entraînant Léa à la cuisine prétextant son expertise à propos du croustillant des cookies, elle la félicite pour son choix qu’elle ne connaissait jusque-là que par sa littérature qui, parfois, a tendance à enjoliver. Léa ne parvient pas à se détendre. Elle sait qu’elle ne donne pas le change, elle ne peut rien cacher à Sara qui l’a toujours percée de part en part. N’était-elle pas la fée au-dessus de son berceau ?
C’était la première fois qu’elle trouvait Sara sans un amant à ses pieds (littéralement). L’hypothèse entrevue cette nuit ne se démentait pas formellement. L’hypothèse de repartir sans Maurice l’effleura aussi.

12 avril 2010

Impedimenta

Quand Maurice et Léa se sont installés au 87 boulevard de la Fraternité, au septième étage sans ascenseur, la légèreté de leur équipage, c’est-à-dire, en gros, de quoi se changer trois fois avant de retourner au lavomatic, de quoi se coucher, une couette, deux oreillers à petits carreaux bleu de Prusse et un plaid à grands carreaux jaune de Naples que Léa avait coupés elle-même à partir de chutes chez Multi-Tissus. Et chacun dans sa poche son livre de chevet.
Le chat s’installa le lendemain quand il découvrit le plaid. Léa le nomma Ristourne alors que Maurice aurait secrètement préféré Sherwood.
Les cartons de livres sont la plaie des déménagements. Outre leur poids qui double à chaque étage comme dans l’histoire du grain de riz chinois, le déballage, le rangement et le classement des livres découragent les militants les plus convaincus de la cause littéraire.
Les livres les attendaient sur tous les murs disponibles. Leurs prédécesseurs seraient-ils partis à la cloche de bois ? Le propriétaire leur avait-t-il donné congé avec cette somme de livres pour solde de tout compte ? Ni Maurice, ni Léa ne se posa cette question. Léa les lit. Maurice l’écoute les lire.
Léa tiqua devant le classement alphabétique qui lui paraît toujours vouloir donner des ordres.
Un marque-page signale le passage de Mes amis où Bove écrit : « Le propriétaire m’a donné congé. Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier (…) »

11 avril 2010

Maurice, intrigué, observe Léa lisant « Mes amis » d’Emmanuel Bove

Toujours les lectures de Léa et leurs orientations qui prêtent à interprétations

— « Le propriétaire m’a donné congé.
Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier. Mon amabilité était très grande. Quand la vieille dame du troisième portait un filet trop lourd, je l’aidais à le monter. Je frottais mes pieds sur les trois tapis qui se succèdent avant l’escalier. J’observais le règlement de la maison affiché près de la loge. Je ne crachais pas sur les marches comme le faisait M. Lecoin. Le soir, quand je rentrais, je ne jetais pas les allumettes avec lesquelles je l’étais éclairé. Et je payais mon loyer, oui je le payais. Il est vrai que je n’avais jamais donné le denier à Dieu à la concierge, mais, tout de même, je ne la dérangeais pas beaucoup. Seulement une ou deux fois par semaine, je rentrais après dix heures. Ce n’est rien pour une concierge de tirer le cordon. Cela se fait machinalement, en dormant.
J’habitais au sixième, loin des appartements. Je ne chantais pas, je ne riais pas, par délicatesse, parce que je ne travaillais pas. »
Léa garde cette lecture pour elle. Léa lit Mes amis d'Emmanuel Bove. Elle ne voudrait pas que Maurice croie qu’elle revient encore sur cette affaire de loyer, qu’elle enfonce le clou par une sorte de malignité comme si ses lectures n’avaient d’autre dessein que d’étayer un acte d’accusation. Néanmoins il lui semble que Maurice l’a entendue.
Maurice ne s’inquiète pourtant pas. Il ne ressemble pas au personnage d’Emmanuel Bove ; il travaille — et puis il y a Léa.

9 avril 2010

Le prodigieux retour de la Tasmanie

— « Mais le lendemain matin, lorsque le premier coude de la rivière eut caché derrière moi les maisons de Patusan, toute la réalité de ces faits, avec leur couleur, leur dessin et leur signification, me sortit des yeux, comme on sort d’un tableau que l’imagination jeta sur une toile, et auquel on tourne une dernière fois le dos, après une longue contemplation. Il reste imprimé dans la mémoire, avec toute sa fraîcheur, avec sa vie figée sous une lumière immuable. Ce petit coin de terre nourrissait des ambitions, des terreurs, de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout cela demeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec une sorte d’expression fixée pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, où les hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de la vie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. »

Maurice, comme souvent quand Léa lit, la regarde lire.

— Je ne sais pas pourquoi, Maurice, mais ça me fait penser à ton frère Alain, murmura Léa.

Quand Léa lit à haute voix, à l’intention de Maurice et de son entendement, croit-elle, il écoute la musique de la voix avant d’en entendre le texte.
Là, il se trouve en terrain familier.

— Ça me fait penser à mon frère Alain, dit Maurice, et je sais pourquoi.
— Dis-moi…
Lord Jim je parie ? Il a lu et relu Conrad qu’il m’en a dégoûté.
— Tu crois vraiment qu’il est allé en Tasmanie ?
— Conrad ?
— Ne sois pas bête, Maurice.
— Pas plus que ça.
— Alors ?
— Alain invente ces histoires pour me faire enrager.

Léa est chiffonnée.
En distinguant ce passage de Lord Jim à l’usage de Maurice, Léa pensait surtout à le comparer avec celui de Sebald, mais, par quelque espièglerie, son raisonnement a tourné court en convoquant Alain sans délai.

— En quoi la Tasmanie t’indispose ?
— Tu ne sais pas ?
— Je ne suis pas très calée en géographie, tu sais bien, je ne distingue pas la Tasmanie de la Patagonie.
— Eh bien Léa…
— Eh bien ?
— Eh bien, saurais-tu par hasard où est né Errol Flynn ?
— En effet, ce serait bien par hasard, Maurice… je ne sais même pas où tu es né, toi !
— Eh bien Léa…
— Eh bien ?
— Il est né à Hobart, capitale…
— De la Tasmanie, pardi !

6 avril 2010

Les lointains voyages d’un explorateur en chambre

Alain ne s’est pas contenté d’un flacon d’Hermès au duty free de l’aéroport — sans trop s’inquiéter de savoir à qui l’offrir — mais il acheta aussi de la bière australienne au nom évocateur, XXXX (il hésita avec la Swan), à l’intention de monsieur Roups, « prononcez Four X et buvez-la glacée et sans mousse », toujours heureux de recevoir un petit cadeau de la part d’Alain au retour de ses voyages. Que ces voyages se limitent à des allers-retours à l’aéroport ne gâchent rien pour monsieur Roups. Alain lui laisse le temps de faire le ménage dans sa chambre. Pour ceux qui doutent encore que le temps ne se mesure pas, Alain, en échangeant le ménage de sa chambre contre un voyage aux antipodes, satisfait monsieur Roups deux fois, une fois pour sa vertu, une fois pour son vice.

4 avril 2010

Une histoire aux couleurs défraîchies

Léa ne lit pas que les proses de Robert Walser, elle lit aussi celles, serpentines, de W. G. Sebald qui lui-même a écrit à propos de son grand aîné, son compère par leur goût immodéré pour les vagabondages dont les photos de promeneur lui évoque irristiblement son grand-père qu’il croit avoir sous les yeux (l’étoffe dont est fait le costume trois-pièces de Walser, le col mou de la chemise, le nœud de cravate, les taches de vieillesse sur le dos des mains, la moustache poivre et sel bien taillée, la sérénité du regard), elle lit le samedi Léa, tout le samedi, car le dimanche elle et Maurice flânent dans les jardineries aux confins de la ville et la semaine elle travaille dans le discount et le tissu. Parfois, elle sort du silence sans que rien ne l’annonce et Maurice est captivé par ce qu’il entend.
— « La déception avait été extrême, écrit Beyle, quand quelques années auparavant, en rangeant de vieux papiers, il était tombé sur une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et avait été contraint de s’avouer que l’image gardée dans sa mémoire d’une ville baignée dans la lueur du couchant n’était effectivement rien d’autre qu’une copie de cette gravure. Car une gravure a tôt fait d’occuper tout le champ du souvenir et l’on peut dire, ajoute-t-il, qu’elle finit par la détruire. »
Maintenant Maurice a compris pourquoi Léa lui a lu ce passage de Stendhal cité par Sebald. Il s’agissait d’Alain et du souvenir gravé d’Alain pendant son exil en Tasmanie avant son retour tonitruant. Léa l’avait lu sans malice. Maurice se figea comme il devenait pierre à la première contrariété et Léa ne put rien pour l’entamer alors qu’elle faisait juste allusion à son séjour à Florence qui l’avait proprement estomaqué au point de se plaindre que ses souvenirs sur le vif fussent déjà oblitérés par les reproductions qu’il se reprochait de lui avoir rapportées pour se faire pardonner de l’avoir laissée seule. Il ne trouva rien de mieux que d’aller vérifier la thèse de Stendhal rapportées par Sebald comme si Maurice ne jurait que par lui-même. Il choisit Amsterdam. Il choisit Amsterdam pour La Ruelle de Vermeer. Il connaissait la reproduction depuis l’enfance. Elle ornait leur chambre depuis qu’Alain l’avait affichée sans lui demander son avis à la place du poster de Robin des bois. Elle était devenue toute bleue, comme était devenu bleue la tunique en technicolor d’Errol Flynn.

3 avril 2010

Quelques anecdotes en passant pour affiner le portrait de Maucice

Maurice n’est pas toujours un type triste. S’il ne rit guère, il lui arrive de faire rire.
Si vous croisez un adulte marchant à cloche-pied dans une rue semi-piétonne, vous pouvez vous présenter ainsi devant lui :
« C’est bien vous Maurice, le Maurice de Maurice & Léa (avec une éperluette) herody.blogspot.com ? Ravi de vous connaître en chair et en os. » (Vous avez toute latitude de l’exprimer selon votre style.)
Faites attention cependant. Si vous êtes trop brusque, en riant trop fort par exemple, vous risquez de le tuer, comme le somnambule tombant du toit au premier miaulement d’un chat.


Le dimanche, Maurice et Léa vont flâner dans les jardineries situées à chaque terminus de tramway. Faute d’avoir le loisir de se promener dans la vraie campagne comme ce cher Walser, ils en oublient l’artifice pour ne retenir que les aspects plastiques et encyclopédiques. Dimanche dernier, une semaine après la visite d’Alain (une bande dessinée a relaté cette histoire, on s’en souvient), dans une allée bordée de pivoines et de pensées en tous genres, une des jardinières du lieu téléphonait tout en poussant un chariot.
Maurice entendit ceci :
— J’ai besoin de penser.
— (inaudible)
— Les plus claires.
Le dimanche suivant, loin des yeux de Léa qui s’écartait avec tact toutes les fois où Maurice affichait une attitude burlesque — elle détaillait le tronc d’un cognassier — Maurice offrit à cette jardinière les Pensées de Pascal. Les aura-t-elle trouvées claires ?
Entre-temps il avait ajouté cette scène à son scénario sur Richard Cœur de Lion qui, selon l’impression de Léa qui n’en sait pas grand-chose tant Maurice reste secret, doit être un sacré bazar, une accumulation de choses vues interprétée à sa sauce.


Le logis de Maurice est Léa est situé sous les combles. Maurice, voyant Léa lire dans son fauteuil un plaid sur les genoux, et Ristoune sur le plaid, se dit un jour qu’il manquait quelque chose au tableau. En rentrant du travail un vendredi soir, Léa se trouva en présence d’un agencement de cylindres, un gros horizontal et de fins verticaux, qui se révélèrent être un poêle. Un poêle à bois. Quand Léa l’interrogea sur le bois, Maurice lui répondit que ça s’arrangera facilement. Heureusement, ce premier hiver fut doux.

1 avril 2010

Une girafe bien anecdotique dans le paysage

Alain descend à l’hôtel de la Girafe pour le plaisir de dire qu’il descend à l’hôtel de la Girafe. C’est l’humour d’Alain. L’hôtel de la Girafe est bien tenu, de bas en haut et de haut en bas, sans ascenseur, une girafe ne prend pas l’ascenseur. C’est l’humour d’Alain qui ajoute qu’il est même bien peigné, l’hôtel bien sûr, car, quant à lui… (il passe sa main sur son crâne). Il est bien tenu par Mr Roups, Irénée, gérant de l’hôtel de la Girafe depuis 1828. Monsieur Roups ne fait pas son âge. C’est l’humour d’Alain qui reprend une blague de monsieur Roups à propos de son âge qu’il ne fait pas et cela depuis son plus jeune âge. Quel âge me prêtez-vous avait demandé monsieur Roups à Alain quand il descendit pour la première fois à l’hôtel de la Girafe ? En tout cas il avait dix ans de moins qu’aujourd’hui, faites le calcul. L’humour d’Alain consiste à endosser l’humour des autres, un humour de coucou en quelque sorte, comme la girafe qui ne prend pas l’ascenseur ou que l’hôtel de la Girafe est bien peigné. En fait, ce n’est ni monsieur Roups le gérant de l’hôtel de la Girafe, ni l’hôtel de la Girafe qui datent de 1828, mais la girafe elle-même quand elle fut offerte par le sultan d’Égypte au roi de France comme l’expliqua monsieur Roups à Alain avant qu’il lui pose la question car bien évidemment tout le monde lui pose la question.
Ce soir-là Alain n’était pas d’humeur à rire suite à la rencontre avec son frère Maurice à l’arrêt de bus le plus proche de l’hôtel de la Girafe, si proche que cet arrêt se nomme La Girafe, comme la place où nulle œuvre d’art ne rappelle le passage de la girafe en 1828, question qui revient comme un yoyo à chaque enquête de voisinage depuis cent quatre-vingt deux ans. Non, Alain n’était pas tout à fait passé sous un éléphant mais monsieur Roups lui posa la question avant d’enfiler les perles d’humour autour du cou de la girafe, une fois rassuré par son cher client qui précisa qu’il en avait vu d’autres (des éléphants ? des girafes ? ), qu’il préférait en rire.
Il rit*.
Le restaurant de l’hôtel de la Girafe se situe au dernier étage. Quant au bar, il est au rez-de-chaussée. Question de logique estime monsieur Roups en se haussant du col. Alain s’installa au bar, car l’appétit lui manquait et il avait soif. Il lui manquait aussi le courage de se hisser au dernier étage par ses propres moyens car bien que l’appétit lui manquât, il était affamé.

* cf. page 6