Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
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29 mars 2010

Un récit de voyage ne déparerait pas dans le paysage

Alain ne serait pas allé bien loin avec l’argent du loyer.
Alain prit un taxi pour l’aéroport mais il ne s’envola pas pour autant vers les antipodes.
Il profita du surprenant mutisme du chauffeur pour s’adresser à lui-même en marmottant.
« Eh bien quoi d’abord je ne lui ai rien demandé. »
« De toute façon je ne m’attendais à rien de bien mirobolant. »
« Il y a longtemps que je ne me fais plus aucune illusion sur la générosité de mon frère. »
« La mesquinerie de sa vie n’a d’égale que le charme de sa femme. »
« Je me demande bien comment il a pu se dégoter une jolie petite femme comme ça. »
« Comment cet éternel nigaud pourrait-il bien comprendre un type comme moi qui voit les choses en grand. »
Il lui suffit de se mêler à un groupe en provenance de Sydney ou de Buenos Aires pour croire qu’il revient de Sydney ou de Buenos Aires, et même d’Hobart ou de San Carlos de Bariloche. Il se met au diapason. Il est épuisé dès qu’il voit les premières poches sous les yeux du premier voyageur hirsute traînant sa valise à roulettes qui lui fracasse les oreilles, suivi d’un chœur dont le vacarme du canon épouvanterait une armée de sourds.
Alain ne parvient jamais à dormir en avion car il aime éprouver la longueur d’un voyage, sans quoi autant rester chez soi et aller chaque matin chercher sa baguette fantaisie (la seule fantaisie qu’il se permettrait) chez son boulanger où la boulangère est gentille et moche.
Il était coincé entre un Australien XXXL et une jeune Canaque aux cheveux ébouriffés qui aurait dû lui valoir, comme pour l’Australien chaussant du 53, de payer double place. Ainsi Alain, en négociant malin, aurait voyagé gratuitement. Ainsi l’argent du loyer aurait suffi. Ainsi Alain aurait pu profiter du duty free. Ainsi Alain aurait offert un parfum Hermès à sa voisine canaque pour la remercier de son hébergement et ainsi l’affaire eût été dans le sac.
Alain est un seigneur quand il parcourt les sémillantes galeries duty free. Son nez indique son expertise à toutes les vendeuses qui n’osent pas rire de ses blagues de peur que ne s’effondre leur visage trade mark.

27 mars 2010

On aura toujours bien le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires

Avant d’effacer les traces de cette bourrasque, avant même d’en avoir eu l’idée, Maurice et Léa se roulèrent sur toute l’étendue du scénario qui évoque Richard Cœur de Lion* troubadour prisonnier dans sa tour limousine de la même manière que l’été dernier ils se roulèrent dans le pré qui borde la rivière où miroite la tour en question « qui n’a rien perdu de sa superbe malgré l’usure du temps » (dépliant publié par le musée Richard Cœur de Lion à Châlus, 87230).
Maurice et Léa ne font jamais l’amour dans leur lit. Maurice y lit. Léa y dort. Maurice et Léa ne ratent jamais une occasion de se rouler là où l’imprévu les y invite, que ce soit cahoteux, épineux ou velouté.
L’idée qu’Alain puisse surgir à tout moment les abandonna.


*Pour information, voici le contenu de la page du scénario la plus concernée par le remue-ménage :

Scène 5 : Extérieur jour
Châlus (87230), musée Richard Cœur de Lion.

Au pied du donjon, quelques touristes, dont au moins un enfant, écoutent la guide (Roxane) raconter l’histoire de Richard :
— « Que mon corps soit enterré à Fontevrault,
mon cœur dans la cathédrale de Rouen,
quant à mes entrailles qu’elle restent à Châlus. »
Ainsi Richard composa sa propre épitaphe qui illustre bien l’extraordinaire destinée du fils d’Aliénor d’Aquitaine, roi d’Angleterre par devoir et troubadour par essence, qui succomba ici-même d’une mauvaise blessure lors d’un siège visant à mettre un terme à la félonie d’un vassal…

Notre héros semble ne pas écouter. Il se tient à l’écart un peu plus haut devant la vitrine en déshérence de « elle et lui ».
Roxane :
— Mesdames, messieurs, des questions avant que je poursuive ?
L'enfant :
— C’est le même Richard Cœur de Lion que dans Robin des Bois ?

26 mars 2010

L’affaire en question aura de fâcheuses conséquences sur l’histoire du cinéma

De retour le soir boulevard de la Fraternité, au septième étage sous les combles, Léa trouve porte close. Or la porte n’est jamais verrouillée. Quel voleur se farcirait cent quarante-quatre marches, même distribuées sur sept étages et autant de paliers, pour un profit ridicule ? Si ce même voleur (en l’occurence un autre car les voleurs sont ou terriens ou aériens) s’aventure par les toits, se faufile par une fenêtre entrouverte (Maurice et Léa ne survivent pas une seconde dans une atmosphère confinée), il n’aura pas besoin de la porte car un monte-en-l’air ne se renie jamais. De surcroît Maurice et Léa ont une confiance absolue envers les voisins des six étages inférieurs ou, pour être plus exact, ils n’ont jamais imaginé que le danger puisse venir de là.
Léa colle son oreille à la porte. Si Maurice avait été à l’intérieur, elle aurait entendu son imperceptible respiration. Quant à Ristoune, dont la fugue dans le sillage d’Alain s’acheva à l’heure des croquettes, il serait venu gratter.
Léa pense au syndic de l’immeuble et à ses sbires, au loyer, à Alain, à la rixe qui aurait opposé les frères ennemis, à toute l’affaire, à toutes les variantes du récit.
La porte s’ouvre. Maurice apparaît, chiffonné. Ristourne se frotte contre les jambes de Léa, puis de Maurice, puis de Léa, puis de Maurice, en dessinant des huit…
La pièce est jonchée de papiers. Léa accepte le mensonge de Maurice qui reste muet comme la pierre pour dire qu’il avait tout bouclé pour éviter les courants d’air. Celui de Ristourne, plus audible, est à peine plus crédible : il se promenait sur les toits, soit disant.

Le retour de Richard Cœur de Lion n’est pas pour demain.
Le retour d’Alain est inévitable, il faut prendre sans retard les mesures appropriées.
Préparer l’huile bouillante.
— L’histoire de l’huile bouillante est un mythe, c’était techniquement impossible, dit Maurice qui a étudié le sujet pour ses recherches autour de Richard Cœur de Lion.

23 mars 2010

Même dans ce genre d’histoire, il faut travailler pour payer son loyer

Le lendemain matin est un lundi. Tous les événements évoqués jusqu’ici se sont déroulés entre le vendredi soir et le dimanche.
Léa se lève tôt pour aller bosser. « J’y vais, Maurice, je vais bosser », Maurice l’entend, et il répond « moi aussi, je vais bientôt m’y mettre ».
La différence est que Maurice reste à la maison pour bosser. Avant de s’y mettre, il dort toute la matinée puisqu’il a lu toute la nuit. Maurice bosse toute la journée sans penser au lendemain.
Pour prendre son boulot à 7 h 15, Léa prend le bus à 6 h 12. Le réveille-matin sonne à 5 h 30. Maurice prépare le café.
Léa s’appelle Lucinda au Pridami de la zone d’activités commerciales René-Monory. On l’y appelle Lulu. À 13 h 55, Léa prend son service chez Multi-Tissus où elle se nomme Léa. Tâter, palper, estimer, brasser, mesurer et couper du tissu, et en débattre, lui équilibre sa journée bien que le déficit matinal lui semble encore insurmontable à 13 h 55. Et ainsi chaque jour de la semaine.
Maurice, de toutes ces mêmes journées, les mêmes en tout cas sur tous les calendriers, avance d’un pas et recule de deux sur son scénario qui revient sur les traces de Richard Cœur de Lion en Limousin. Le vendredi Maurice lance le sprint pour récupérer son retard avant le coucher du soleil. Vendredi dernier Alain lui a fait perdre sa semaine. Tant pis, c’était très mauvais. Merci Alain. Ça valait bien une belle enveloppe.

22 mars 2010

Il manquait aussi une scène de lit

Léa ne lit pas au lit. Sans doute Léa, si soucieuse de poésie, prend-elle en grippe les alitérations faciles même si, signées de Boby Lapointe ou de Charles Trenet, amusée, elle se laisse entraîner étourdie sur la pointe des pieds. Au lit Léa dort, elle dort aux côtés de Maurice qui ne dort pas. Maurice lit.
Ce soir, Léa ne dort pas, elle imagine Maurice corrigeant Alain. Ce soir, Maurice dort, épuisé par cette histoire biblique, ou peu s’en faut.
Léa regarde Maurice. À première vue le sommeil de Maurice lui apparaît serein mais Léa ne connaît pas le sommeil de Maurice, puisque en temps ordinaire Maurice lit alors que Léa dort. Cependant son absence l’inquiète. Léa s’inquiète de savoir si Maurice n’a pas quitté le temps présent, elle ne se risque pas à le toucher de peur qu’il ne soit ailleurs, peut-être même propulsé jusqu’aux temps bibliques, ou peu s’en faut.
Maurice est parcouru de soubresauts. Léa est rassuré, Maurice est bien là, avec elle, même heure, même adresse.
Maurice saisit le livre posé près du réveille-matin, autrement dit son livre de chevet. Léa s’endort sur-le-champ.
Le livre que Maurice lit est le même depuis longtemps, depuis toujours pour Léa en tout cas, aussi n’a-t-il pas besoin de trop ouvrir les yeux pour le lire, ainsi ne gêne-t-il pas le sommeil de Léa.


Un « anodin petit bobo de rien » sur le nez suffit-il pour se référer au premier homicide ?

20 mars 2010

Il manquait une scène d’action à cette affaire, toujours la même

Léa remarque un détail qui cloche chez Maurice.

— Maurice, tu ne me caches rien ?

Maurice lui offre alors son autre profil.
Léa n’a aucun goût pour l’inquisition.
Maurice ne peut vivre dans le mensonge. Il préfère se taire. Ici son mutisme ne cache rien, au contraire. Léa soupçonne une histoire que lui dévoilerait ce même profil.

— Maurice, tu t’es battu. Tu t’es battu avec Alain. Tu as vu Alain à un arrêt de bus alors que tu le croyais reparti en Tasmanie, et tu t’es battu avec lui comme un chiffonnier. Tu as voulu récupérer l’enveloppe du loyer et tu as affronté ton frère comme les frères s’affrontent depuis Caïn et Abel. Tu lui as dit : « Rends-moi l’enveloppe que je t’ai donnée tout à l’heure, s’il te plaît, c’était l’argent du loyer. » Si tu ne lui as pas dit ça, si aucun mot n’est sorti de ta gorge, si ton regard était suffisamment éloquant qu’il l’a compris comme ça et qu’il t’a nargué, qu’il a ri de ce misérabilisme d’une autre époque, et tu n’as pu contrôler tes nerfs et tu l’as frappé, en réponse à la dérouillée qu’il t’avait filée il y a trente ans, confondant soudain deux époques.

Léa a de l’imagination. Pardi ! Elle lit trop de livres !
Maurice sourit, d’un côté seulement mais il sourit.

— Maurice, j’espère seulement que tu ne t’es pas battu pour moi.

Léa reprend sa lecture. Elle ne tourne pas une seule page avant longtemps, et quand elle finit par en tourner une, c’est à rebours.

— Dis-moi, Maurice, et si tu ne lui as pas dit comme ça, sans aucun mot, ni avec la seule force de ton regard mais avec des paroles infiniment plus violentes que toutes celles que je pourrais imaginer, et qu’il ait refusé le combat, et qu’il ait fui pour échapper à cet ouragan, et que tu l’aies poursuivi, et que tu l’aies acculé dans une impasse et laissé de lui que ruines et désolation.

16 mars 2010

Où Maurice, soudain prolixe, rapporte à Léa un nouvel épisode de cette affligeante affaire

Léa est assise dans son fauteuil, Ristourne sur ses genoux, Léa lit Petite prose de Robert Walser, Ristourne dort en ronflant plus qu’en ronronnant, bon, c’est un peu ennuyeux mais c’est alors que Maurice revient d’une course tout essoufflé. Dans l’élan acquis, il parle d’un seul trait :

— Léa, tu me pardonneras mais au lieu de mettre ta lettre à la poste comme je me suis aperçu que j’avais raté la dernière levée d’un chouïa et que je l’avais déjà ratée d’un même chouïa à la boîte du quartier au coin là-bas je suis allé jusque chez ta sœur en tram et en bus et à pied la lui glisser sous sa porte car elle n’ira pas relever sa boîte avant demain matin ou à midi et elle sera contente de te lire dès ce soir elle n’habite pas si loin en fin de compte Sara on pourrait se voir plus souvent je ne l’ai jamais vue qu’à l’enterrement de ton père en fin de compte mais ce n’est pas ce que je voulais te dire pas du tout du tout du tout enfin bon cela dit sans cette longue course que j’en suis tout essoufflé… … …
je n’aurais rien eu rien qui vaille la peine d’être raconté tu ne devineras jamais Léa qui j’ai vu là-bas… … …

Maurice se tait.

— Alain.
— … … …
— Je le croyais reparti je ne sais pas trop où aux antipodes.
— … … … En … … … Tas … manie !

Léa se replonge dans sa lecture.
Maurice dans ses ruminations.
Léa s’exclame :

— Tiens !

Maurice ne cille pas.

— Écoute bien, Maurice.

Maurice cille d’un œil. On peut imaginer que ses oreilles en ont fait à peu près autant.

— « D’une manière générale, dans quel genre de logement logent messieurs les écrivains ?
À cela, on peut et doit répondre ce qui suit : ils préfèrent, si les circonstances le permettent, habiter des mansardes situées en hauteur, avec vue, car de là, les poètes dramatiques, tout comme les épiques et les lyriques, jouissent du regard le plus libre et le plus riche sur le monde. Quant au loyer exigible, ils s’en acquittent, espérons-le, de temps de temps, avec toute la ponctualité possible… »

Maurice sent-il le fer fourgonner cruellement dans la plaie ?
Léa se sent-elle faire un impair ?

14 mars 2010

Lettre de Léa à sa sœur toujours à propos de cette même affaire

boulevard de la Fraternité, le 10-02-2010


Ma chère grande sœur,

comme je te l’avais promis je t’écris pour te décrire un peu les choses après cent jours de vie commune avec Maurice. Nous avons emménagé boulevard de la Fraternité, au 87 (note bien cette adresse), sous les toits, dans un quartier commerçant pas trop bruyant cependant, après quelques semaines boulevard de l’Égalité, chez des amis partis à la recherche de spiritualuté sur le chemin de Saint-Jacques. Avant tout, je voudrais te raconter la dernière qui ne laisse pas de m’inquiéter, une histoire qui t’en dira plus long que toutes les descriptions que je pourrais te faire. Maurice a un frère. Cela n’a rien d’extraordinaire, me diras-tu, sauf qu’il ne m’en avait jamais dit grand-chose. Tu sais qu’il n’est déjà pas bavard, je le savais, je l’accepte, j’aime son mystère, sa mélancolie compte beaucoup dans l’amour que je lui porte. Tu m’avais prévenue, j’assume. Bref, venons-en à son frère, pendant que le souvenir, justement, est encore tout frais.
Il s’appelle Alain. Il a débarqué de nulle part hier en fin d’après-midi. Il ne ressemble pas vraiment à Maurice si ce n’est le nez, qu’il a encore plus fort, ou plus exactement plus conquérant, comme une épée est plus conquérante qu’un morceau de fromage, si j’ose dire (tu ne le répèteras pas à Maurice !). D’emblée, il a installé une gêne, pour ne pas dire un malaise (à part pour Ristoune, le chat, je ne t’avais pas dit que nous avions recueilli un chat tout noir, “geai” même, avec seulement le museau et les pattes blancs, comme s’il les avait trempés dans de la peinture fraîche en trébuchant à sa naissance). Maurice s’est recroquevillé, non pas, pétrifié, non plus, cristallisé plutôt tant il m’a donné le sentiment de pouvoir se volatiliser au moindre choc.
J’en viens à la meilleure, quand, après s’être assis dans mon fauteuil sans que je l’y invite (j’allais le faire), il feuilleta avec dédain Les Enfants Tanner (je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fait entrer dans le domaine de Robert Walser, à un point tel que tu le regretteras peut-être un jour !). Il prend une page au hasard, tu sais, comme notre prof de français quand il voulait nous bluffer, lit le passage où Simon se demande à quelle personne il pourrait emprunter de l’argent, une personne dont l’estime lui serait égale, dit-il, c’est-à-dire, tu le sais mieux que moi, surtout pas son frère Klaus. Ça l’a fait rire, que dis-je, ça lui a provoqué une espèce de fou rire malhonnête, non pas un ricanement mais, comment pourrais-je m’en rapprocher par les mots… un rire de tortionnaire. Entre-temps je lui avais offert le chocolat chaud qu’il avait demandé après que je lui avais proposé de prendre un petit quelque-chose, enfin je l’avais compris comme ça, ce qui avait déclanché ses premiers hoquets de rire comme si un type comme lui (lis « un type viril », Sara, pas comme son frère) pouvait se satisfaire d’une boisson pour gosses. Le supplice était interminable, et, ne sachant comment me comporter, c’est le frère de Maurice tout de même, j’exécutais mon rôle de parfaite hôtesse qui donne le change. Tu vois le tableau ?
Il a fini par décamper car il n’avait pas que ça à faire, lui, car il était un homme surbooké, tu comprends, en sous-entendant que l’esprit de famille avait des limites. Il a repris son chapeau (je ne t’ai pas parlé de son chapeau qu’il avait balancé dans la pièce, en entrant, tout à son triomphe annoncé, comme au music-hall quand le magicien expédie son haut-de-forme — à sa pulpeuse assistante de s’en débrouiller !), nous gratifia d’un « à plus » arrogant et dégringola les escaliers précédé de Ristourne qui n’en manque pas une pour nous montrer son ingratitude. Ouf ! J’ose espérer que cette fâcheuse impression première sera bientôt contredite (que mon cher Walser ait fait les frais de ses sarcasmes fausse sans doute mon jugement), que le sombre tableau que je brosse ici encore sous le choc s’éclaircira bientôt.
Mais, écoute bien, il y a une chute à cette histoire. Je n’avais pas remarqué un détail : Maurice avait fait un geste subreptice avant que son frère ne s’en aille. Je ne l’avais pas vu sur le coup, seulement en y repensant j’ai compris qu’il lui avait donné l’enveloppe avec l’argent du loyer que nous avions posée sur une étagère à l’entrée. « C’est mon frère » me dit-il seulement.
Cette histoire est un merveilleux exemple pour que tu voies comment est Maurice et pourquoi, s’il y a besoin d’un pourquoi, je l’aime.…

Je t’embrasse, ma belle Sara, à mon tour j’attends de tes nouvelles, de tes chats, de tes amours…

ta petite Léa

11 mars 2010

L’opinion d'Alain sur cette même affaire

Toutes ces années à l’étranger n’ont rien changé à la donne. Je me suis imaginé avoir passé dix ans en Tasmanie, de préférence dix années les plus ennuyeuses qui soient afin de ne jamais les regretter et d’éprouver le temps qui passe. Vieille affaire. Éternelle, me dites-vous ? Soit.
Il me faudra, la prochaine fois, aller plus loin encore pour donner le temps au monde de faire sa révolution.
Je me décidai d’aller voir mon frère. Je serai curieux de savoir s’il est casé, Maurice, comme le répétaient nos parents à part eux, à l’envi, aux amis autour d’un apéritif, aux voisins par-dessus la palissade, aux inconnus dans le tramway, inquiétude qui nous revenait aux oreilles, d’abord aux miennes car celles de Maurice, bien que florissantes, ne s’occupaient alors que de musique.

Maurice n’habite plus boulevard de la Liberté. Je parie pour celui de l’Égalité. Je connais Maurice. Là, on m’indique qu’ils avaient déménagé (pluriel) boulevard de la Fraternité. Cette invite est de bon augure.
J’ai fait tous les numéros, dans le désordre, je ne suis pas si pressé qu’il faille se soumettre à la dictature arithmétique. Je suis repassé plusieurs fois par les mêmes, car ma mémoire est pour partie restée en Tasmanie, à l’aéroport international d’Hobart, quand il s’est agi de payer un supplément de bagages.
Le boulevard n’était bordé que d’immeubles de faible hauteur, excepté un. Maurice avait choisi d’être original. J’aurais dû m’en douter. La piété familiale se mesure au nombre d’étages sans ascenseur. J’aurais pu les maudire, je les bénis en fin de compte. J’apprécie le sentiment de s’élever. Mon mal de jambe, une espèce de poignard dans les mollets qui me transperça entre les deuxième et troisième étage, me fortifia dans ma démarche. Ces dix ans de Tasmanie m’avaient profité.
La longueur de l’ascension aurait dû me permettre d’échafauder un plan, comme une marche qui succède à une autre pour former un escalier. J’ai compté ces mêmes marches, cent quarante-quatre, et me trouve pris au dépourvu au moment de frapper à la porte, jusqu’à ce que je me souvienne de notre code surgi des profondeurs des âges malgré dix ans de Tasmanie. Je toque donc sur le rythme du thème de la 5e symphonie de Beethoven, bienheureux que ce soit précisément celui-là, n’en sachant d’autres.
Ces retrouvailles se présentent bien. Je n’ai pas le temps de m’interroger si je faisais chou blanc que la porte s’ouvre, une porte bien graissée qui permet à Maurice d’apparaître devant moi, irréel. Il en fit une drôle de tête en dévisageant son cher frangin qu’il croyait perdu dans une constellation disparue, voire pas encore annoncée.
Avant que Maurice sorte de sa sidération, une voix m’invite à entrer, une voix bien timbrée qui prononce Alain en appuyant sur le A. Elle se présente, Léa, en appuyant sur le a et en me bisant la joue. Je me félicite d’avoir soigné mon rasage mieux qu’à l'accoutumer.
La pièce est claire, sous les combles, un intérieur d’artiste, un nid d’amour. Léa est toute réjouie. Un léger incarnat marque ses pommettes. La taille fine, les seins petits, de longs cheveux de geai s’évadant en cascade d’un bandeau étoilé, un long nez bosselé par un orfèvre, et bien que j’aie lu quelque part que ce genre de description était de la sous-littérature, je suis incapable de me rapprocher davantage d’un bon portrait. Une autre façon serait de dire que Maurice a de la chance. Peut-on dire pour autant qu’il est casé ?

Léa me propose son fauteuil. Je l’accepte sans manières. Un chat, tout noir à l’exception de ses extrémités comme s’il avait trempé ses pattes et son museau dans du lait à sa naissance, l’avait investi entre-temps. Il m’accepte sans manières. Maurice est ailleurs, je l’avais oublié, j’avais oublié l’objet de ma visite. Il n’a jamais été causant, soit-disant pour faire la balance avec moi. Mon chapeau, soumis dans ses mains à un mouvement circulaire, en est la victime, à en perdre la tête. S’il savait que je ne suis plus aussi causant après dix ans de Tasmanie.
Le chat comble ce vide de tout un assortiment de ronrons. Léa, délicieux amphitryon, me propose de prendre quelque chose, sous-entendu à boire, je présume. Je lui réponds que je prendrais comme Maurice, ayant toujours répondu en petit frère que je faisais comme mon grand frère. C’est comme ça que je me suis retrouvé à boire du chocolat chaud, comme un gamin. J’ai juste trempé les lèvres. Nous avons bien ri.
Léa m’apporta bientôt quelque chose de plus corsé. Faute de pouvoir décoincer Maurice — je penche pour une querelle de couple auquel cas ma visite leur proposerait une trêve providentielle — je m’étais plongé dans la lecture du roman que Léa, de toute évidence, était en train de lire.
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent ? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
J’ai lu à haute voix. C’est un vieux truc qui marche à tous les coups, leur ai-je dit, pour briller en société, de prendre au hasard un passage d’un livre, la Bible, Bibi Fricotin ou les recettes de la mère Poulard, qui, comme par hasard décrirait la situation présente.
L’auteur se nomme Walser. Léa me reprend car j’ai prononcé Oualsère et non Valsère, en appuyant sur le a. Il me fait l’effet d’être un peu dingue dans son genre, un doux dingue comme on dit. Elle me le confirma. Je n’en ai jamais rencontré de pareils en Tasmanie. Là-bas, dis-je à Léa, et à Maurice toujours sur son rocher, les dingues de cette espèce se font dézinguer en cinq sec. Maurice aussi ne résisterait pas longtemps non plus. Je préfère garder cette réflexion pour moi. Je ris pour la masquer, tout en félicitant Léa pour ses lumières.
Le chat loue mes épaules et mes genoux en me payant de ronrons toujours plus passionnés. Cette atmosphère aurait tendance à me faire oublier que je venais vérifier l’existence de mon frère et, à travers lui, de la mienne propre. À moins qu’il ne soit cette pierre noyée dans l’ombre, je ne suis pas convaincu. S’il est cette pierre, que suis-je moi-même, aujourd’hui, au retour de dix ans de Tasmanie ?
Tout en les remerciant de leur accueil munificent, pas moins, je prétexte d’un agenda chargé pour prendre congé.

Je n’ai pas compris comment je me suis retrouvé à la tête d’un semblant de fortune en billets de cent balles sans passer par le casino. C’est au moment de régler le taxi, à l’aéroport, que j’en saisis la portée. Buenos Aires est annoncé. Une correspondance pour San Carlos de Bariloche ne fait aucun doute.

5 mars 2010

Paraphrase littéraire de cette même affaire

Jamais ses mollets n’avaient plus mal porté leur nom. Des cailloux. Les sept étages n’en étaient pas la cause. Trois avaient suffi, deux et demi pour être exact. Alain profita de ce ralentissement obligatoire — les cailloux pesaient leur poids au-delà de leur taille somme toute modeste — pour repenser à son entrée en matière.
Sur le palier du septième, une seule porte s’offrait à lui, écarlate. Il se composa un visage, répéta encore une fois son incipit « Maurice, enfin, te voilà en chair et en os devant moi, tu me fais l’effet d’un homme accompli, comment, après tant de misère, la providence m’accorde-t-elle un bonheur pareil ? ».
Ça sentait bon par-dessus le marché. Ça sentait le propre mais pas seulement. Une once de myrrhe. Alain avait du nez.
Il toqua, sur le rythme du thème des Variations Goldberg. Alain avait des lettres.
Il se composa une allure qui fasse impression, une suavité sans componction, le chapeau n’avait de sens qu’à la main bien que son crâne le réclamât à demeure depuis la fuite de ses cheveux.
La porte s’ouvrit, en tout état de cause, car il se trouva nez à nez, c’est le cas de le dire, nous le verrons, avec un petit homme au cheveux noirs et glacés à la manière des chanteurs de charme du temps jadis.
Alain perdit aussitôt sa leçon pourtant bien apprise. Comme à l’école.
— Tu me remets ? lui dit-il.
Lui-même ne le « remit » qu’après un soupir où il crut s’être trompé d’adresse. Ses mollets l’en maudirent. Le silence qui s’ensuivit n’avait rien de musical. Du plomb, rien que du plomb.
Alain se reprit, il avait suffisamment répété sa bonne figure qu’elle revint à point nommé après qu’il entendit « C’est pas ton frère ? », suivi d’un affable « Entrez Alain, je vous en prie » . Ses jambes l’entraînèrent à la rencontre de ces paroles. Il sentit se composer un sourire niais par ce même réflexe qui l’accablait chaque fois qu’il rencontrait une femme inconnue, pour peu qu’elle fût aimable. C’est comme automate qu’il se présenta, un automate dernier cri, bien élevé, mais un automate tout de même qui anticipait ses actes.
L’élan joyeux qui projetait cette femme à sa rencontre cassa cette mécanique pour rendre à Alain sa qualité d’homme.
— Léa, dit-elle en composant un sourire de madone (le miroir le confirmait).
— Alain, lui chuchota-t-il en l’embrassant comme un beau-frère l’ose rarement, derrière l’oreille.

Il ne s’était pas aperçu que pour ce faire il s’était débarrassé de son chapeau, une espèce de tour de magie où le chapeau inverse son rôle. Il ne s’était pas aperçu non plus de l’humeur d’encre de Maurice. Alain n’avait que faire de Maurice à cet instant, lui et ses états d’âme. Même comme porte-chapeau, Alain ignorait Maurice.
— Comment tu m’as reconnu ?
— Vous avez exactement la même voix, répondit Léa.
Il la tutoyait. Elle lui donna du « vous », un « vous » qui faisait pluriel avec Maurice, peut-être.
— Pas seulement la voix.
À peu près personne ne perçut le double sens, si ce n’est Alain, à moins qu’il n’en eût pas le temps.
Le nez aussi, en moins exact cependant, aurait fait l’affaire dans ce recensement familial. Alain n’avait pas eu à s'appesantir pour reconnaître chez Maurice le nez de leur grand-père Emmanuel. Le sien, il le tenait d’un ancêtre encore plus lointain, il n’en était pas peu fier depuis le jour où il dépassa celui de son aîné, sans qu’il eût à mentir (pour une fois), une satisfaction sans équivalent, jamais exprimée alors qu’il devint arrogant quand il le dépassa en taille (ce qui n’était pas difficile).

Alain s’était assis en amazone sur l’accoudoir du fauteuil d’où Léa s’était élancée pour l’accueillir comme un frère prodigue, laissant son ouvrage en plan. Il avait aussi conquis le chat de la maison, un chat noir aux socquettes blanches qui ne brillait pas d’habitude par son sens de la famille, mais plutôt par son goût de l’exotisme, voire pour les mauvaises fréquentations. Son ronron était si triomphant qu’on était en droit d’y déceler une pointe de cabotinage.

— Tu prendras bien un petit quelque chose, Alain ? proposa Léa, rompant un silence intraduisible.
— Comme Maurice.
Alain n’avait pas attendu qu’on l’invitât pour se couler dans le fauteuil. Ses mollets se détendirent tout à fait, et avec eux l’ensemble de sa structure — et de son esprit qui n’en avait pourtant guère besoin. Le chat ne le contredit pas non plus, il ne se trompait jamais sur ses intérêts.
Il feuilletait le livre que Léa, emportée par son élan, avait abandonné à l’apparition d’Alain.
— C’est toi qui lis ça ?
Il s’adressait à son frère. Son frère. Son frère. Son frère.
— Du chocolat alors ? demanda Léa, tout à son affaire.
— Hein ? comme Maurice, oui !
Maurice restait sourd. Il aurait aimé n’être qu’une ombre, la sienne ou n’importe quelle autre à l’exception de celle de son frère qui emportait tout sur son passage.
— Bon, deux chocolats chauds, deux ! conclut Léa, soucieuse de complaire au frère de son Maurice.
Alain feuilletait toujours le livre, l’air pénétré, ménageant çà et là des stations figurant un temps de lecture.
— Je prends au hasard, c’est ma marotte.
Le chat lisait par-dessus son épaule — on dirait.
— Ça marche à tous les coups pour briller en société :
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
Qu’il se mît à rire pétrifia Léa. Maurice, nous le savons, n’en pouvait davantage depuis un trop long moment. Non pas un rire de bon cœur, non, un rire gigantesque de conquérant comme ceux d’Attila ou d’Hannibal, comme l’atteste la chronique.
Le chat s’en émut aussi. Mais pas longtemps. Il préférait roucouler sous les caresses.
— Qui c’est ce dingue-là ?
Alain rit toujours, ne cesse de rire, même pour lire Robert Walser sur la couverture des Enfants Tanner.
Que Léa apporte le plateau aux chocolats fumants n’y changea rien. Il rit. Le chat ne ronronne plus, ou bien ne l’entendions-nous plus tant Alain riait. S’il était humain, il serait consterné, mais il est chat, il est tout au plus vaguement dérangé par les secousses de rire.
— Mais c’est du chocolat ! rit-il sans changer de rythme.
— C’est pour les gosses ça ! ajouta-t-il pour charger la barque.
Il ne rit plus. Alors le chat ronronna aussitôt, ou bien l’entendions-nous à nouveau.
— Ne me dites pas que vous me gratifiez de cet accueil munificent dans le seul but de me taper.
Rire et ronron emplirent le silence. Léa rejoignit Maurice dans la pétrification.
— Je suis raide.
Et ça le faisait rire comme s’il n’avait pas encore ri.
— Pas un liard.
Combien de temps tout cela ? Le poële en tout cas n’en put plus d’attendre la prochaine bûche.
— Vous êtes charmants tous les deux, c’est que je n’ai pas que ça à faire, moi !
Alain s’en allait sans que Maurice et Alain ne s’échappassent de leur mur aveugle. Le chat accompagna le mouvement, le précéda comme si Alain l’avait subordonné. Ou suborné. Ce serait encore mal connaître les chats.
Son crâne retrouva son indivisible chapeau ; sa poche intérieure quelque chose de mince mais consistant ; les escaliers ses pas tellement plus mollets qu’à l’aller ; « À plus… » ; la rue son désir de conquête en dépit d’une indifférence coutumière.
Un taxi fut témoin de son envie de faire le mariolle. Ça fait partie du métier.
— Allez c’est parti pour la tournée des grands ducs !
Alain se vautra tel un pacha sur son divan.
— Où tu veux.
Il goûta tout le suc de cette attitude aristocratique.
Le taxi n’en fut pas ému. Ça fait partie du métier.
— Bien chef, vous ne serez pas déçu !

Le chat. Où est passé le chat ?

— Maurice, comment t’es-tu laissé faire comme ça ?
— C’est peut-être un escroc mais…

Le chat. Où est donc passé le chat ?
Et l’argent du loyer ?

— C’est mon frère.