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29 septembre 2010

Un arrangement sentimental

— « J’ai tendance à me laisser prendre par toute espèce de gens à première vue ; mais jamais mieux que quand un pauvre diable vient offrir ses services à un diable aussi pauvre que moi ; et comme je connais cette faiblesse, je permets toujours à mon jugement de rabattre quelque chose pour cette raison même — plus ou moins, suivant l’humeur où je me trouve, et la situation — et je puis ajouter suivant le sexe de la personne que je dois commander. »

Walter, après l’émotion de le voir perdu, que ce soit au cœur d’une forêt hostile comme un malheureux petit Poucet, ou au milieu d’un lac sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une couche de brume pour donner dans l’authenticité, ou par une nuit sans lune, ou sous une lune romantique amoureuse de son reflet, c’est selon, est resté dans les mémoires sous divers avatars. Démêler le vrai du faux est une gageure maintenant que chacun en a échafaudé le souvenir.
Walter, un pauvre diable ?
Walter, un cabot magnifique ?

Léa regarde Maurice comme elle le regarderait si elle portait des lunettes pour lire.
— Et Alain, un voyageur sentimental ?
Léa est retournée à sa lecture. Bientôt elle aura envie de partager ce bout de chemin que Maurice s’empressera d’emprunter dès qu’elle endossera la tournure de Lucinda.
— « Quand le chemin est trop rude pour mes pieds, ou trop escarpé pour mes forces, je le quitte pour quelque sentier uni et velouté où l’imagination a semé les boutons de rose des plaisirs ; et après y avoir fait un tout ou deux, j’en reviens fortifié et rafraîchi. »
— Nous avons la réponse.

27 septembre 2010

Éloge de Walter, une revanche

— « Du gravier au fond de la gorge, une voix de théâtre, disait-on, tellement caractéristique, et comme Walter en faisait beaucoup dans la vie, toujours en représentation, le prototype du cabot selon la définition commune, victime de sa voix tonitruante car même s’il chuchote on n’entend que lui des kimomètres à la ronde, on voudrait qu’il se taise enfin, au moins de temps en temps, alors que ses propos méritent d’être écoutés, quand il disserte sur l’usure de la beauté, par exemple, sans jamais interrompre sa phrase, la laissant s’écouler en respirant à la virgule pour mieux illustrer son propos, il nous captive sans effort, lui que la rumeur rapporte qu’il fut le plus bel homme de son époque, émargeant aux bras des plus belles femmes dans les salons les plus en vue du boulevard Saint-Germain, ce dont il ne se vante pas, candide garçon à la voix fluette perdu parmi les vieillards du Temps retrouvé, introduction magistrale à cette dissertation qu’il enrichit au fur et à mesure qu’il la dévide, quand les faits le rattrapent, comme l’atteste sa voix caverneuse et ses efforts pathétiques pour se tenir droit. »
— Tu crois que c’est le même Walter que Sara nous a présenté ?
— En tout cas c’est ce qu’elle écrit. « Quand Walter se tait, au lieu de mourir, il écoute. Il m’écoute alors que je ne parle guère. C’est le Walter que je connais le mieux. Je ne lui sais pas d’âge depuis le jour où je rencontrai, à un arrêt de bus, ce vieillard chenu comme celui présenté sur les gravures des âges de la vie, moi illustrant idéalement alors le premier. J’en suis maintenant au deuxième. Quand mes silences sont trop épuisants, au lieu de parler, il chante. Il choisit une chanson de troubadour célébrant l’amour courtois, un air de cour de monsieur Lambert, une mélodie de Duparc, ou une bluette que sa mère fredonnait pour se donner du courage. Il ne recourt à aucun artifice. Si sa voix accuse quelques accents rocailleux, je la reçois comme une eau fraîche qui s’est jouée des obstacles, à son profit et au mien. »
— Tu crois aussi que c’est la même Sara ?

25 septembre 2010

Ronds dans l’eau

Sara ne s’est pas manifestée depuis le jour où elle a laissé Walter au milieu du lac tournant en rond sur son canoë, après qu’elle eut sauté à l’eau et regagné la berge où le rire le disputait à la consternation.

Alain ne s’est plus manifesté depuis, depuis quand déjà ? Ni Maurice ni Léa ne croient sérieusement qu’il filerait le parfait amour quelque part en Tasmanie ou en Patagonie. Ces destinations ne sont pas réputées pour de telles escapades romantiques. Mais avec Alain, allez savoir.

Sara et Alain ne se sont jamais croisés, en tout cas pas en présence de Maurice et Léa, et comme nous passons l’essentiel de notre temps avec eux, il se pourrait qu’un événement les concernant l’un et l’autre nous ait échappé.

20 septembre 2010

Mise à l’épreuve de lieux incertains

Quand Richard Cœur de Lion obnubilait Maurice au point de constituer le fil de sa vie, il s’emballait parfois pour une lubie seconde, ou tierce, jusqu’à devoir se rendre sur-le-champ à Florence, Amsterdam ou Londres éprouver une émotion qui restera impossible à se rappeler dans sa dimension authentique, et sans espoir de la transmettre.
Aujourd’hui que Richard est aux oubliettes, Maurice écoute lire Léa avec une attention plus aiguisée que jamais afin d’y déceler l’intention secrète et composer de son côté, en catimini, cet ouvrage qui figurera en bonne place à la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits. Cette idée, Maurice la sait vaniteuse, et fumeuse, et tout ce qu’on voudra, mais elle lui tient chaud.


Ce rappel pour situer les pensées de Maurice alors qu’il jette les prospectus à la poubelle pour soulager sa conscience vis-à-vis de Léa sans songer que, a contrario, ce geste pouvait lui valoir les foudres de son employeur et par là-même de se retrouver incapable d’avouer son renvoi à Léa.
De l’« enfantine » de Jean-Claude Pirotte que Léa a lu entièrement à haute voix, Maurice se souvient de « J’aimerais pourtant parler de la petite ville. Je l’ai revue rarement, il me semble qu’elle n’a pas changé, mais je me trompe. Ce n’est pas elle que j’observe, mais son image palpitant au détour d’un rêve enfantin, dont l’éclairage accuse de fausses perspectives. Sans doute en va-t-il ainsi, toujours, des lieux qui ont abrité nos métamorphoses. Ce qu’il faut admettre, et pourquoi pas ? célébrer, c’est tout simplement l’absense de réalité. »
Peu après, alors que sa vaillance finissait de le lâcher, la réminiscence d’un autre passage le tétannisa entre les troisième et quatrième étages du 87 : « Si tu lisais ces lignes, tu ne te reconnaîtrais pas, dussé-je dessiner chaque trait de ton visage avec la plus extrême minutie. Nous ne devons jour après jour notre lamentable salut qu’à la chaîne des trahisons.
Perdue d’avance, l’épreuve du jour. Non point perdue en vérité : falsifiée, défigurée, escamotée. »
Léa n’était pas là. Elle rentre plus tard désormais que sa journée de Lucinda n’en finit pas. Cela évitera à Maurice de lui répondre, si elle lui avait trouvé une drôle de tête, qu’il n’en avait pas changé, hélas, qu’il n’en avait pas d’autres.

« C’était le temps d’Hélène, je le sais, mais ma crainte est telle maintenant d’évoquer la si lointaine silhouette, il me semble qu’une phrase un peu sonore, le souffle un rien trop appuyé d’un mot détruirait à jamais la plus fragile et la plus belle des images d’enfance. »

18 septembre 2010

Pour la bonne bouche

Maurice tire son caddie rempli de prospectus en traînant des pieds, comme ses semelles s’en plaignent. Il se rappelle sa mère. Les feuilles mortes bénificieraient au tableau si ce n’était une pluie glaciale qui en font de la bouillie. Maurice espère la neige. Il se rappelle sa mère. Aux gueules des boîtes aux lettres se sont substitué celles des caniveaux. Maurice les guigne une à une, et remet à la prochaine.
Place de la Girafe, face à l’hôtel éponyme, sont alignées les grosses barriques du tri sélectif au grand dam de monsieur Roups « ça jure trop rapport à l’esthétique et surtout rapport au bruit », bien que, ajoute-t-il, « c’est bien pratique pour moi rapport au temps ». La nuit précoce favorisera le dessein de Maurice. Il laissera les caniveaux à leur devoir premier. La barrique jaune l’attend, comme promise. Il faudra insister pour y enfiler les liasses de prospectus de Mill’s 99, ouvert le dimanche pour mieux vous servir ! Elle saura mieux les digérer qu’elle n’a su les avaler.

À l’écoute du récit de Maurice, étonnamment disert pour la publicité de son exploit, Léa s’est rappelé une lecture récente.
— « L’obstination de la neige et des glaces me détournerait de moi-même et d’un passé dont je ne peux affirmer qu’il fut ce que je rêve, et surtout qu’il est le mien. Rien ne nous appartient de ce que nous semons dans la forêt des contes. Et ce que nous cueillons en quelque verger souverain que nous avions cru posséder par la splendeur de l’instant n’assouvit jamais nos soifs d’imaginaires, mais ne fait qu’altérer plus encore le tissu d’une existence hagarde. »

16 septembre 2010

Le sens de la fuite

— « Cependant il y avait en elle quelque chose qui me rappelait ma mère si frêle et si svelte. Plus je la regardais, plus je retrouvais dans son visage les traits fins et légers dont je n’avais plus, depuis la mort de ma mère, pu me souvenir bien nettement ; à présent seulement, depuis que je voyais quotidiennement Mathilde Brahe, je savais quel avait été le visage de la morte ; peut-être même le savais-je pour la première fois. À présent seulement se composait en moi de cent et cent détails une image de la morte, cette image qui depuis longtemps m’accompagne partout. »

Léa s’est sauvée. Maurice n’a pas réagi. Il a laissé Léa se sauver sans réagir tout de suite. Il finit par se précipiter à la fenêtre et repère Léa qui court en remontant le boulevard de la Fraternité, échevelée. Qu’elle n’ait pas pris le boulevard dans le sens de la descente le rassure. Il ne saurait dire pourquoi, peut-être parce que quelqu’un qui se sauve préfère se sauver dans le sens de la descente. Maurice sort à son tour, en laissant la porte grande ouverte ce qui indiquerait qu’il pense à autre chose qu’à fermer la porte derrière lui (de toute façon, ils ne la verrouillent jamais) ; une fois au quatrième, il se ravise, remonte quatre à quatre pour prendre son chapeau. Qu’il prenne son chapeau ne laisse pas d’intriguer car il est déjà rare que Maurice prenne son chapeau pour sortir. La plupart du temps il oublie qu’il possède un chapeau, et Léa s’abstient d’ordinaire de le lui faire remarquer comme s’il était épuisant de veiller à toutes les étourderies de Maurice. Seulement, nous savons que Léa aime Maurice bien davantage encore quand il porte un chapeau, son chapeau, le chapeau qu’elle lui offert, le chapeau de Robert Walser qu’il porte à la manière de Carlos Gardel.
Une fois dans la rue, Maurice se dirigea tranquillement dans le sens de la descente. Il y avait beaucoup trop de monde pour montrer son émotion. Quand la pluie se mêla de le contrarier, Maurice pensa qu’il aurait dû prendre son parapluie.

— « Et avec ce qui revient s’élève tout un tissu confus de souvenirs égarés qui s’y accrochent, comme des algues mouillées à un objet englouti par les eaux. Des vies dont on n’aurait jamais rien appris viennent à la surface, et se mêlent à ce qui a été réellement été, et repoussent un passé que l’on croyait connaître : car ce qui remonte ainsi est plein d’une force reposée et neuve, mais ce qui toujours était là, est fatigué d’avoir été trop souvent évoqué. »

Quand Maurice revint, Léa lisait sans son fauteuil. Elle ne donna aucune explication. Maurice en demanda encore moins. Sara, sans doute, en sait davantage.

15 septembre 2010

Un visage d’Alain



— « Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes ; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas ? Un visage est un visage. »

13 septembre 2010

Une trace claire sur le mur vide

— Maurice, je regrette Joséphine.
— Moi aussi, ça fait vide.
— Non, c’est pour ce vide que je l’ai retirée.
— Ça fait une trace plus claire.
— J’aime bien cette trace plus claire, pour moi c’est ça un souvenir.
— Pour moi Léa, c’est plutôt comme la nostalgie.
Maurice et Léa se sont tus. La nuit a conquis les volumes et les êtres qui s’y plaisent (sauf Ristourne). La trace claire est toujours claire, peut-êre même un peu plus.
— Mais depuis, Alain ne vient plus nous voir.
— Il doit être en voyage, quelque part en Patagonie, ou en Tasmanie, comme à son habitude.
— Il doit être amoureux.
Léa allume la lampe. La lumière ne se manifeste pas exactement aussitôt le clic.
— « Elle se leva. Je m’énervai à l’extrême (comme si Faustine avait entendu ce que j’étais en train de penser, comme si je l’avais offensée). Elle s’en alla prendre un livre qu’elle avait laissé, dépassant le sac, sur un autre rocher, à environ cinq mètres de là. Elle revint s’asseoir. Elle ouvrit le livre, posa la main sur une page, demeura ainsi, comme assoupie, à regarder le soir. »

Léa avait ouvert le livre à la page 71.

10 septembre 2010

À l’oreille du passé

« Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas ; nous ne savons rien du présent, parce que nous y sommes.
Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après coup une once de savoir — et d’un savoir très peu sûr. »

Maurice entend la craie rebondir sur le tableau, toquant-claquant. Il l’entend comme celle du tableau à l’école. C’est pourtant bien aujourd’hui que Léa écrit quelque chose sur le tableau des courses, quelque chose de plus continu que d’habitude, sans aller à la ligne à chaque seconde. En prêtant l’oreille, il saurait décripter le message, comme il s’y essayait en classe avec un certain succès (non, Maurice ne dormait pas, il écoutait le tableau et l’imprimait dans sa tête).
Quand Maurice s’avisa d’y aller voir, le tableau était effacé d’un grand coup d’éponge.

6 septembre 2010

Des heures et des heures

Léa n’a pas choisi d’être volontaire, non parce que le dimanche serait tabou mais par défaut de transports publics desservant la zone d’activité commerciale René-Monory. La direction des ressources humaines de Mill’s 99 en conclut ce que toute direction de cette espèce, soucieuse d’éviter elle-même la faute professionnelle, conclut en pareil cas.
Léa demanda des heures en plus à Pridami. Lucinda en obtint en fin d’après-midi, après une pause de quatre heures, trop longue ou trop courte, parce que c’est bien parce que c’est vous, Lucinda, pour remplacer, lui dit-on en soulignant sa chance, un congé de maternité.
Maurice distribue toujours des prospectus deux fois par semaine. Les chiens le détestent un peu plus à chaque passage. Les fentes des boîtes aux lettres sont à peine plus aimables.

— « Mattis s’assit bien droit sur le banc de nage, posa les rames toutes prêtes — et puis il n’y avait plus qu’à attendre.
De ce côté-là du lac, il n’y avait personne qui fît mine de vouloir traverser. Mais il va sans dire qu’il y avait deux côtés à surveiller, aussi prit-il le large au bout d’un moment. Mattis n’avait pas d’horaires fixes de passages, et il était passionnant d’essayer la barque après tout ce travail de calfatage. Et puis, c’était plus beau d’avoir enfin trouvé un travail fixe. Fini d’attendre la commisération des gens dans les fermes, plus de journées de travail impossible avec les forts et les sages. »

4 septembre 2010

Ô portes d’Amsterdam !




De son voyage à Amsterdam, Maurice ne garde à l’esprit que la porte ceinte d’un blanc indicible de La Ruelle de Vermeer, alors que, sur place, il s’était perdu en conjectures devant une autre porte — au risque d’en perdre la raison.

2 septembre 2010

Neige en toute saison

— « De la bibliothèque scolaire je recevais ceux que j’aimais le plus. Dans les classes inférieures on les répartissait. Le maître de classe prononçait mon nom et puis le livre se frayait un chemin à travers les bancs, l’un le passait à l’autre ou bien il circulait au-dessus de nos têtes jusqu’à ce qu’il me fût parvenu, à moi qui avais levé la main. Ses feuilles étaient marquées par la trace des doigts qui les avaient tournées. La petite corde de reliure qui dépassait des deux tranches opposées était salie. Ces tranches formaient de petits escaliers et des terrasses. Car le dos, fatigués, avait renoncé à maintenir la couverture. »

Léa lisait avec tant de naturel que Maurice, occupé à épousseter la bibliothèque, crut qu’elle lui parlait de sa propre expérience.
Maurice tira un volume qui illustrait les dires de Léa, un livre anonyme faute de dos, souffla sur la gouttière et le tendit à Léa.
— Merci Maurice, plus tard.
« Entre les feuilles flottaient quelquefois, comme des fils de la Vierge entre les branches d’arbres, les faibles fils d’un filet dans lequel autrefois en apprenant à lire je m’étais laissé prendre. Le livre se trouvait sur la table beaucoup trop haute. En lisant je me bouchais les oreilles. À vrai dire, j’avais déjà entendu d’aussi silencieux récits. Non pas ceux de mon père. Mais ceux de la neige dont je suivais la chute devant la fenêtre dans la chambre tiède. »
Devant cette épiphanie de neige, Maurice eut scrupule d’y avoir opposé un méchant surcroît de poussière.