Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
en vous rendant à cette nouvelle adresse :
maurice-et-lea.blogspot.com

3 mars 2011

Troisième, brève et dernière justification pour en finir avec l’épilogue,

et, sauf à espérer une hypothétique postface, conclure ce feuilleton littéraire et dessiné commencé il y a un an tout juste

« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »

1 mars 2011

Deuxième justification toujours en guise d’épilogue

« Entre toutes les manières variées de commencer un livre aujourd’hui pratiquées aux quatre coins du monde connu, la mienne est, j’en suis certain, la meilleure ——— et c’est sans nul doute la plus religieuse ——— ainsi, j’écris d’abord la première phrase ——— et pour la seconde, je m’en remets au Tout-Puissant.
Tous ces vétilleurs d’auteurs en mal d’une méthode, tous ces fols détaillistes de rien et bibeloteurs à grains et scrupules qui n’en finissent pas de chercher midi à quatorze heures, et qui, de leur porte sur la rue, hèlent leurs voisins et amis, convoquent leur parentaille au grand complet, le diable et son train avec ses marteaux, ses machines et tout son attirail, pour qu’ils les aident dans leurs fouilles délicates, seraient à jamais guéris de leur manie s’ils daignaient simplement observer comment chez moi une phrase suit l’autre et comment le plan marche sur les pas de l’ensemble.
Que ne me vîtes-vous, à demi soulevé de mon fauteuil, cramponné sur mon bras, et, les yeux levés, avec quelle assurance ! ——— cueillir au vol une idée, et parfois même en attraper une qui arrivait à peine à mi-chemin de ma comprenette.
Et, sans mentir, je crois avoir intercepté bien des pensées que le ciel destinait à quelque autre homme. »

27 février 2011

Première justification en guise d’épilogue

« Ainsi donc, s’exclama Don Quichotte, l’auteur de mon histoire n’est qu’un ignorant et un bavard qui l’a écrite sans ordre et sans discernement, à la va-comme-je-te-pousse ! Un peu comme ce peintre d’Ubéda qui, lorsqu’on lui demandait ce qu’il proposait de peindre, répondait : “Ce qui viendra sous mon pinceau.” Et s’il peignait un coq, il était si peu ressemblant qu’il lui fallait écrire au-dessous, en lettres gothiques : “Voici un coq.” Je crains que mon histoire n’ait aussi besoin d’un commentaire pour être comprise. »

22 février 2011

De meilleures réponses encore (avant d’en venir à l’épilogue en trois parties) à l’adresse de ceux qui aiment à se mêler de tout

(comme à ceux qui aiment tout comprendre)

— Les enfants, écoutez un peu, j’ai mieux à vous proposer si vous voulez mettre les rieurs de votre côté, ajouta Sara pour en mettre plein la vue à Jerome (sans accents), un jeune homme à peine ébauché malgré un bac + 7, doctorant de surcroît (en philologie a compris Léa, en philosophie a entendu Maurice), et par-dessus le marché bâti comme un fort des halles. « Au cours de la guerre de 1812 (vous changerez la date si vous voulez) son logis finit par être incendié par les soldats anglais (mettez-y le ton, on vous croira), prisonniers sur parole, pendant qu’elle était sortie, et son chat, son chien, ses poules, tout brûla de compagnie. »
Sara, les joues en feu car elle ne fait jamais les choses à moitié, finit par souffler à Maurice et Léa le témoignage à refiler aux assurances qui sont toujours les plus difficiles à convaincre, et plus encore à dérider. Alors autant les embrouiller.
— « Je venais de laisser tomber ma tête sur celui-ci (qui ? ça n’a pas d’importance ici) lorsqu’on sonna au feu, et qu’en chaude hâte, les pompes passèrent par là ; précédées d’une troupe éparse d’hommes et de gamins, moi au premier rang, car j’avais sauté le ruisseau. Nous croyions que c’était très au sud, de l’autre côté des bois, — nous qui ne courrions pas au feu pour la première fois — grange, boutique, ou maison d’habitation, sinon tout ensemble. “C’est la grange à Baker”, cria quelqu’un. “C’est au domaine de Codman”, affirma un autre. Sur quoi de nouvelles étincelles de s’élever au-dessus du bois, comme si le toit s’effondrait, et nous tous de crier : “Concord, à la rescousse !” Des chariots passèrent à bride abattue et sous une charge écrasante, portant, peut-être, entre autres choses, l’agent de la compagnie d’assurances, dont le devoir était d’aller aussi loin que ce fût ; et de temps en temps la cloche de la pompe à incendie tintait derrière, d’un son plus lent et plus assuré, pendant que tout à l’arrière-garde, comme on se le dit à l’oreille plus tard, venaient ceux qui avaient mis le feu et donné l’alarme. »

20 février 2011

Une réponse toute faite pour les petits curieux

— Si on vous pose des questions, si on vous y oblige vraiment, la police, la presse, et tutti quanti, voilà ce que vous répondrez, dit Sara — qui avait emprunté Walden ou la vie dans les bois lors de sa dernière visite en vue d’une cure de solitude, dit-elle, mais elle rencontra Jerome en chemin —, quitte à passer pour irresponsable, autant y aller dans les grandes largeurs, en beauté, et carrément qu’on vous croie fou.
— « Il m’arrivait parfois, dans les après-midi d’hiver, de laisser un bon feu en partant me promener ; et, lorsque je rentrais, trois ou quatre heures plus tard, je le retrouvais encore vif et flambant. Ma maison n’était pas restée vide quoique je m’en fusse allé. On eût dit que j’avais laissé derrière moi quelque joyeux gardien. C’était moi et le Feu qui vivions là ; et généralement mon gardien se montrait fidèle. Un jour, cependant que j’étais en train de fendre du bois, l’idée me vint de jeter un simple coup d’œil à la fenêtre pour voir si la maison n’était pas en feu ; c’est la seule fois que je me rappelle avoir ressenti une inquiétude particulière à ce sujet ; je regardai donc et vis qu’une étincelle avait atteint mon lit, sur quoi j’entrai et l’éteignis au moment où elle venait de faire un trou déjà grand comme la main. »

18 février 2011

Jusqu’à la fin



L’autre, le second livre sauvé, Léa ne lut pas jusqu’à la fin.
« Le vestibule s’emplit de volumes et de volumes. Il a recours à l’échelle. Bientôt, il a atteint le plafond. Il retourne dans sa chambre. Des rayons béants le regardent. Devant le bureau de grandes flammes s’élèvent du tapis. Il va dans la pièce d’à côté de la cuisine et en sort tous les vieux journaux. Il les prend feuille par feuille, les froisse, les roule en boule et les jette dans tous les coins. Il installe l’échelle au milieu de la pièce, là où elle se trouvait auparavant. Il grimpe sur le sixième échelon, surveille le feu et attend. Quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix, comme il n’avait jamais ri de sa vie. »
Maurice n’aurait jamais voulu de cette fin, d’autant moins que finir n’est pas dans son projet de livre conçu comme l’emblème de la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, c’est-à-dire, pour beaucoup d’entre eux, qui n’ont pas encore été fini d’écrire, et in fine, qui n’ont jamais été fini d’écrire.

16 février 2011

Au cou de la girafe

Mr Roups, « appelez-moi Irénée », proposa à Maurice et Léa, « et au charmant petit fauve », la chambre d’Alain « parti sous d’autres cieux », « solution hélas toute provisoire chers amis », son hôtel étant frappé d’alignement — « comme on couperait le cou à une girafe vieille de cent quatre-vingt quatre ans, vous imaginez un peu ça, c’est inhumain » leur dit-il en leur offrant un « cordial de son cru dont raffolait votre frère d’ailleurs ».
Léa a sauvé deux livres. Un voyage, d’abord…
— « Mais lorsque tout semble être révolu, lorsque le passé ne se rappelle rien qui soit encore, on reprend tout d’un coup conscience de ce qui nous est le plus proche, seulement tout le reste est passé comme une gigantesque expiration que l’on a essayée et endurée. Il serait inutile de chercher à dépister dans un nouveau grand soupir la vapeur que l’on a soufflée, cela ne fonctionne pas. »
Le son de la voix de Léa n’est pas le même ici qu’au 87 boulevard de la Fraternité. Maurice ne reconnaît pas Léa nimbée dans cet écho importun, indiscret. Néanmoins, il l’écoute mieux que jamais.
— « Tout est calculé avec précision et, à proprement parler, il n’arrive donc rien du tout : les choses ne font que se dérouler. Personne ne pourrait dire comment. Des épisodes en dents de scie se produisent selon des schémas immuables, tristement, mais sans plaintes. Ils atteignent une longueur infinie et se déroulent pourtant d’un seul coup, parce que c’est ainsi qu’on s’est exercé à les vivre. L’abolition du destin est un fait accompli dès que les instructions sont transmises. »

12 février 2011

L’ombre du passé

— « Dans mon récit je serai forcé de glisser rapidement sur une époque où j’aurais tant de plaisir à m’arrêter, si j’avais le pouvoir d’en ressusciter le souvenir. Mais la lumière qui l’animait et qui seule pourrait lui rendre la vie s’est éteinte en moi. Quand je veux retrouver dans mon cœur ce qu’elle y suscitait avec tant de force, peines et bonheur, douces chimères, je frappe en vain un rocher qui offre plus de source vive, le Dieu s’est retiré de moi. Combien différent il m’apparaît aujourd’hui, ce passé ! »

Maurice lit à haute voix. Léa écoute.
Elle n’a pas découvert aujourd’hui le manège de Maurice (il lit en cachette), comme s’il était possible qu’il l’embobinât en dirigeant ses lectures (il croit les devancer), afin de les assembler tel un patchwork, dans un grand tout qui serait ce fameux livre qui n’a pas été encore écrit (mais qui, en quelque sorte, l’est déjà), afin qu’il figurât en figure de proue dans la bibliothèque éponyme.
Maurice lit à haute voix, à douce voix plus précisément. Léa a la grippe. Symptôme parmi d’autres plus pénibles, elle a perdu sa voix.
Si ce n’est elle qui écoute (si elle dort accablée par la fièvre), c’est son ombre.

9 février 2011

Souvenirs d’Italie

Cette Italie d’aquarelle, et ses ciels ambre, azur et roses, est-elle la même que le brouillard interdit à la vue de Maurice et Léa, ou encore celle, trop nette, que Maurice rapporta à Léa de Florence à travers de superbes cartes postales aux ciels ambre, azur ou roses ? Maurice penche pour cette dernière, faute de se souvenir réellement du voyage à Ivrea hormis le blanc qui recouvre et le voyage et le souvenir, ou à cause de ce blanc éblouissant qui recouvrait le paysage autour d’Ivrea, jusqu’à l’effacer de la carte du monde, quand Léa repense à Stendhal, comme le rappelle Sebald qu’elle relit pour ne pas trahir sa pensée.
— Tu te rappelles, Maurice : « Quelques années plus tard, rangeant de vieux papiers, il avait retrouvé une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et figurant en tous points le tableau fixé dans sa mémoire. Beyle, dit Sebald, avait été contraint de reconnaître que la gravure et le souvenir ne faisait plus qu’un dans son esprit, au point de ne plus savoir lequel avait influencé l’autre. »
— Je me rappelle parce que tu me le rappelles.

Maurice doit-il l’interpréter comme un reproche fait à la gravure, comme à la carte postale florentine, de remporter un match gagné d’avance, celui du souvenir, face à la fragilité de l’impression ressentie sur place, comme celle, au Rijkmuseum, qui le stupéfia devant le blanc qui ceint la porte de La Ruelle de Vermeer que jamais il ne saurait traduire.
En revanche, pour Maurice, Léa, bien que nouvelle chaque jour, est toujours la première qu’il vit un soir au bal.
Pour Léa, Maurice, bien que le même chaque jour, ne cesse de l’étonner.

Que restera-t-il du 87 boulevard de la Fraternité ? Peut-on imaginer que le souvenir des lectures à haute voix de Léa préserveront la forme des lieux comme un paysage se recompose grâce à l’ondoiement de quelques traits de gravure imitant le relief ?

7 février 2011

Des idées en chemin

— Si tu ne devais emporter qu’un seul livre, Maurice ?
Maurice ne répond pas car il ne reconnaît pas Léa dans cette question.
— Je n’ai rien dit, oublie, je n’ai rien dit.
Léa sait que Maurice aimerait emporter avec lui la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits. Emporter une idée est le plus léger des viatiques même si, en chemin, on s’aperçoit qu’on en n’est pas l’inventeur.

— « Ses seuls livres étaient un almanach et une arithmétique, en laquelle il était fort expert. Le premier était pour lui une sorte d’encyclopédie, qu’il supposait contenir un résumé de toutes les connaissances humaines (…) »

5 février 2011

Alain, avec panache

Le dernier rire d’Alain inquiéta Léa comme si elle y avait perçu une rechute, un rire secoué, qu’elle entendit grincer comme au premier jour de son retour, jour sans vestige tangible désormais, quand il raviva une querelle antique, voire biblique, avec son frère Maurice. Fausse alerte.
Après quelques digressions autour du livre comme élément de décoration, Alain s’en alla en laissant une enveloppe sur une étagère, près d’Emmanuel Bove, en la signalant d’un « je laisse ça ici au cas où vous en faites ce que vous voulez », dans un gromellement que ni Léa ni Maurice ne distingua.
Et Alain disparut en laissant derrière lui un « à la revoyure les enfants… », claironnant, mélancolique.

Un mois de répit.

3 février 2011

Ivanohéééééé

— « La Bibliothèque, ça s’appelle, dit Terri. Vous n’y êtes pas encore allés, hein ? demanda-t-elle, et Laura et moi secouâmes la tête. C’est vraiment bien. Apparemment, c’est une nouvelle chaîne, mais ça n’a pas l’air d’une chaîne, si vous voyez ce que je veux dire. Figurez-vous qu’il y a des rayonnages avec des vrais livres. On peut feuilleter après dîner et choisir un livre qu’on rapporte la fois suivante, en venant manger. Et la bouffe, vous m’en direz des nouvelles. En ce moment, Herb lit Ivanohé. Il l’a pris quand on y était, la semaine dernière. Il a signé une carte, comme dans une vraie bibliothèque. »

— Peut-être on y trouverait ton Richard Cœur de lion ?
— Ne confonds pas ce concept avec la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.
— Rien n’empêche d’y adjoindre un restaurant, je suis sûre que ça marcherait.
— Eh bien alors voilà la fin de nos ennuis.
Maurice regarde le tapis et Léa le plafond.
— Ça existe déjà plus ou moins dans le coin, un peu plus loin sur le boulevard de la Liberté, dans l’ancienne bibliothèque municipale, il y a un café comme ça, il s’appelle d’ailleurs La Bibliothèque je crois bien, avec des murs entiers remplis de livres.
Maurice et Léa regardent vers la porte. Ristourne y va.
— Ah oui ! Je connais bien, beau décor, mauvaise musique, et tous les livres sont collés. Ha ha ha ha ha !
Alain.

1 février 2011

Variations de tempo


Jusqu’à présent, Léa donnait le tempo de la semaine quand Maurice l’accompagnait de son mieux. Maurice ne menait la danse qu’au sens propre. Léa s’y abandonnait alors.
Quitter le 87 boulevard de la Fraternité avant d’avoir fait le tour de la bibliothèque pousse Léa à en profiter plus que jamais. Elle ne l’exprime que par une légère accélération du tempo de la lecture. Maurice l’a perçu. Il sait qu’il va bientôt falloir s’en aller. La vie dans les bois, quand elle n’est pas choisie, est une punition.

— « Ma résidence était plus favorable, non seulement à la pensée, mais à la lecture sérieuse, qu’une université, et quoique le cabinet de lecture fût en dehors de mon rayon ordinaire de circulation, je me trouvais plus que jamais sous l’influence de ces livres qui circulent autour du monde, et dont les phrases d’abord écrites sur de l’écorce, se voient aujourd’hui simplement copiées de temps à autre sur du papier de chiffon. »

29 janvier 2011

La vie est un ronron

— « Mais, au cœur de leur relation, il reste “Papoose”, le chat de Spaeth. Quand, à la fin de juin 1989, Steinberg téléphone depuis Springs pour lui annoncer que son chat a disparu pour aller mourir dans un coin, il exprime une inconsolable tristesse : “mon papillon… ma créature de rêve… mon rêve”. Steinberg était fasciné par “Papoose”, en qui il voyait peut-être un symbole des attributs de l’âge ; il l’observait déambuler dans son jardin avec une lenteur pleine de dignité, “comme un Mexicain transpercé par une flèche”, écrit-il. »

Ristourne n’écoute pas plus que d’habitude. La lecture est un ronron, la vie de Ristourne est composée de toutes sortes de ronrons. Il vit sa vie de chat au chaud, sa sieste mexicaine comme un art de vivre, ignorant le danger qui guette la quiétude du 87 boulevard de la Fraternité. Il reçoit monsieur H. comme un ami charmant, Alain comme un maître intermittent, alors que Sara n’a jamais eu la cote, au contraire de sa collection d’amants, chacun fêté sans distinctions, quoique avec une préférence pour les adeptes du pull-over.

28 janvier 2011

Loup ou brebis

— « Je t’en prie, frère, ne considère pas comme une injure la comparaison que je me suis permis de faire ; il vaut mieux être une brebis qu’un loup, il vaut mieux être l’assommé que l’assommeur — il vaut mieux être Abel que Caïn. Et, je me plais à croire que je ne suis pas, ou plus exactement je sais que je ne suis pas un loup. Admettons que nous soyons des brebis, toi et moi, non seulement en imagination, mais en réalité, dans la société. Bien — comme il existe des loups affamés et perfides, il n’est pas dit que nous ne serons pas dévorés un jour. Eh bien ! je pense, mais cette pensée n’est pas précisément réjouissante : il vaut mieux, après tout, sombrer que faire sombrer un autre. »
— Tiens, c’est pas monsieur H. qu’on entend renifler derrière la porte ?
— Il ne renifle pas, il prend position.

26 janvier 2011

Retour sur les côtés

— « Ce petit lac était sans prix comme voisin dans les intermittences d’une douce pluie d’août, lorsque à la fois l’air et l’eau était d’un calme parfait, mais le ciel découvert, le milieu de l’après-midi avait toute la sérénité du soir, et que la grivette chantait tout à l’entour, perçue de rive à rive. Un lac comme celui-ci n’est jamais plus poli qu’à ce moment-là ; et la portion d’air libre suspendue au-dessus de lui était peu profonde et assombrie par les nuages, l’eau, remplie de lumières et de réverbérations, devient elle-même un ciel inférieur d’autant plus important. Du sommet d’une colline proche, où le bois avait été récemment coupé, il était une échappée charmante vers le sud au-delà de l’étang, par une large brèche ouverte dans les collines qui là forment la rive, et où leurs versants opposés descendant l’un vers l’autre suggéraient l’existence d’un cours d’eau en route dans cette direction à travers une vallée boisée, quoique de cours d’eau il n’en fût point. Par là mes regards portaient entre et par-dessus les vertes collines proches sur d’autres lointaines et plus hautes à l’horizon, teintées de bleu. »

— Ça me rappelle la promenade avec Sara quand j’ai perdu mes bottes, quand on a découvert la bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.
— C’est en effet un des côtés possibles pour aller là-bas.
Léa saisit un autre livre peuplé d’images inquiétantes.
— « La plaie du crépuscule commence à éclairer un bois, on y décèle des animaux agissant comme des enfants, derrière ces agissements, des hommes en costume gèrent des négociations en quelques sales poignées de mains, derrière le masque de ces enjeux, nés des pulsions irrépressibles, d’une force non muselée, sourd une menace, réelle ou supposée, et cette menace envahit tout. On dit que les reliques d’anciennes croyances seront réactivées lorsque l’homme-loup de l’antique forêt obscure sortira du bois. »

23 janvier 2011

Léa de préférence


Léa ne s’appelle plus Lucinda. Léa est Léa 24/24 & 7/7. Le nouveau déploiement des tâches lui réclamait qu’elle devînt Lucinda 24/24 & 7/7, à moins de pouvoir passer de l’une à l’autre au pied levé, ce qui est à peu près aussi commode que de jouer toute seule au ping-pong avec plusieurs balles.
Maurice a reçu la nouvelle avec joie. Il n’avait jamais aimé Lucinda. Quand Léa lui fait la comparaison avec le ping-pong, il lui répond plutôt tango, ou paso doble, quitte à affaiblir la métaphore. Si cette joie n’est pas feinte, elle est tout à fait irresponsable.
Que Maurice n’ait jamais aimé Lucinda troubla Léa. Il ne l’a jamais rencontrée.

— « Je ne veux pas insister ici sur le désavantage de la location comparée à la possession, mais il est évident que si le sauvage possède en propre son abri, c’est à cause du peu qu’elle coûte, tandis que si l’homme civilisé loue en général le sien, c’est parce qu’il n’a pas le moyen de le posséder ; plus qu’il ne finit à la longue par avoir davantage le moyen de le louer. Mais répond-on, il suffit au civilisé pauvre de payer cette taxe pour s’assurer une demeure qui est un palais comparée à celle du sauvage. »

21 janvier 2011

24/24 & 7/7

Léa ne s’appelle plus Lucinda. Pridami ne s’appelle plus tout à fait Pridami, Pridami s’appelle Pridami.com tandis que, si la zone d’activité commerciale s’appelle toujours René-Monory, la coutume l’a transformée en René-Monoprix au grand dam de la famille de l’ancien président du Sénat.
Pridami.com s’est repositionné. En se repositionnant, Pridami.com a dû proposer à Lucinda, comme à toutes les autres Lucinda quels que soient leurs prénoms, de nouvelles affectations plus en rapport avec le nouveau profil de l’entreprise Pridami.com. Le sous-titre de Pridami.com, comme celle de son corollaire Pridami-Drive, est « 24/24 & 7/7 ». Le calcul est vite fait. Son résultat implique un nouveau déploiement des tâches.

20 janvier 2011

Du travail

— « (…) dans les camps, on ne force personne à travailler, mais (…), si on refuse, on est jugé et exécuté. »

17 janvier 2011

À la porte

— « Certains d’entre vous, nous le savons tous, sont pauvres, trouvent la vie dure, ouvrent parfois, pour ainsi dire, la bouche pour respirer. Je ne doute pas que certains d’entre vous qui lisez ce livre sont incapables de payer tous les dîners qu’ils ont bel et bien mangés, ou les habits et les souliers qui ne tarderont pas à être usés, s’ils ne le sont déjà, et que c’est pour dissiper un temps emprunté ou volé que les voici arrivés à cette page frustrant d’une heure leurs créanciers. »
Léa sursaute. Maurice regarde vers la porte. Ristourne se blottit derrière le canapé.
Fausse alerte. Le terme n’est que demain.
— « Que basse et rampante, il faut bien le dire, la vie que mènent beaucoup d’entre vous, car l’expérience m’a aiguisé la vue ; toujours sur les limites, tâchant d’entrer dans une affaire et tâchant de sortir de dette, bourbier qui ne date pas d’hier… »
Si, on frappe à la porte, frapper c’est trop dire, on toque, en tapinois, c’est encore trop, on s’apprête en regardant la porte aveugle, y cherchant un miroir pour parfaire son nœud de cravate ou on glisse un peigne dans ses cheveux brillantinés et lustre d’un revers de manche ses souliers vernis.

15 janvier 2011

Les aventures d’Ersatz, Kitsch & Artefact au pays des fleurs

Maurice et Léa sont de retour dans leur jardinerie dominicale, grisés du même bonheur que lors de retrouvailles avec la mer, la montagne ou la vue sur Ivrea débarrassée de son artefact gravé dans les mémoires, à commencer par celle de Stendhal.
Combien de dimanches depuis leur dernière visite ? Maurice est étourdi par les parfums, Léa par les couleurs. Cet ersatz de nature n’a rien perdu de ses sortilèges. Comme naguère, la dimension kitsch ne les regarde pas. Plus encore que la virtualité de ces prémices, les intéresse, Maurice surtout, la richesse de ce catalogue pour de vrai.
Léa revint vers Robert Walser, se proposant de le confronter à ces paysages en toc. Il répondit du tac au tac.
— « Alerte comme il convient à un valeureux marcheur et piéton, j’avançais avec entrain, sans trop me soucier de certains détails qui surgissaient chacun à sa manière, tantôt discrètement, tantôt abruptement, mais je m’attachais sans cesse, avec une confiance familière, au spectacle réconfortant du grand tout circulaire qui, figuré ici et là, fluctuait, scintillait loin à la ronde. Qui se déplace dans le vaste monde ne doit prendre en considération que ce qui est vaste, et ne diriger ses pensées et ses regards que vers ce qui est grand, libérateur, émouvant. Ce qui est petit, menu, doit traverser comme d’un léger coup d’aile le regard qui embrasse le bienveillant tout, bien que chaque apparence, chaque fétu méritent notre attention, en tant que tels. »

— « C’est sur cette hauteur que je me promenais, marchant à ses côtés, avec une femme que je n’avais pas revue depuis plusieurs années, et vers laquelle à nouveau je m’étais senti attiré. Passant devant de gaies petites gloriettes nichées sous les sapins et les feuillus, nous montions à pas lents vers la forêt en suivant un clair chemin. De temps en temps, j’épiais quelques signes d’aménité sur le beau mais froid visage de la femme, sans y déceler toutefois la moindre nuance de sympathie. Son visage restait morose, presque renfrogné, et ne témoignait aucune joie au gracieux spectacle de la nature. Aussi charmante qu’indifférente, elle cheminait à côté de moi et en répondait qu’à contrecœur et avec mauvaise humeur, ou même pas du tout, à tout ce que je lui proposais. »
— Dis, Maurice, crois-tu que cette femme a changé, ou est-ce l’éloignement dans le temps qui en avait modifié la perception, en l’idéalisant, ou ne l’a-t-il jamais aimé parce que si mal aimable ?
— La troisième solution, parce que si mal aimable.
Léa s’étonne de la sûreté de la réponse de Maurice. Elle marque une pause en le regardant jouer avec Ristourne, et poursuit sa lecture en silence.
« — Vous êtes fâchée, osai-je lui dire.
— Cela pourrait-il seulement vous blesser ? J’ai de la peine à le croire, car vous m’avez oubliée depuis longtemps. Plaisant de se revoir, n’est-ce pas ? »

13 janvier 2011

87 bis

De tous temps, depuis ses quatre ans en tout cas, Alain ne s’est jamais rappelé l’anniversaire de Maurice. Il se contentait de profiter goulûment de son gâteau, de lui souffler les bougies sous le nez, et de lui casser ses cadeaux.
Ne répondant à aucune invitation sinon celle, permanente, que Léa lui répète, Alain est venu, avec dans les bras, encombrant, un grand rouleau en carton robuste qu’il rapporte de son voyage en Allemagne, dit-il avec un « eh oui seulement » dans le ton, duquel il extirpe un autre rouleau qui lui se déroule en colimaçon — à la grande joie de Ristourne. Maurice et Léa sont surpris. (Au fait, ce n’est pas l’anniversaire de Maurice aujourd’hui.)
— C’est un peu comme chez vous, non ?


Alain ne sait plus où ranger les remerciements. Il n’est pas équipé pour.
Léa propose un mur pour l’accrocher. Alain refuse. Il regarde le mur. On se souvient avec lui de Joséphine, qui était là.
Non, aucun autre mur n’est assez grand.
Alain remporte son rouleau. Il se souvient soudain que ce n’est pas l’anniversaire de Maurice aujourd’hui. Il s’en excuse.
— Au temps pour moi.

11 janvier 2011

Un chapitre à l’avance

— « On se prend de mon affection à ma mémoire ; et d’un defaut naturel, on en faict un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse. Il ne se souvient point de ses amys. Il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aisémeent oublier, mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnée, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemye de mon humeur. »

Léa revient sur Montaigne, elle le lit et le relit, le même chapitre, pour elle, pour Maurice, pour le garder en mémoire, c’est le moins qu’il propose — avec tact —, pour l’entendre comme il se doit — loin du toute vindicte — à force de le répéter, comme s’il contenait la clef en son sein.

Maurice ne se retient pas d’aller un chapitre au devant, où sa mémoire s’est surpassée.
— « Aussi voyons nous qu’au don d’eloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dict, le boute-hors si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prests ; les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu’élabouré et premedité. Comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l’advantage de ce qu’elles ont de plus beau… »
— Attends-moi Maurice, ne t’emballe pas trop, comme si tu allais tout oublier.

7 janvier 2011

Pas encore déjà

— « Il s’assit et alluma une cigarette. Après avoir regardé l’écran pendant quelques minutes il eut l’impression d’avoir déjà vu le film, des années auparavant. Les personnages semblaient vaguement reconnaissables dans leurs rôles et certaines des choses qu’ils disaient lui étaient familières, comme c’est souvent le cas des événements au fur et à mesure qu’ils se déroulent dans les films qu’on a oubliés. Puis le héros, une vedette de cinéma qui vient de mourir, prononça une réplique — posa une question directe à un autre personnage, un étranger à peine arrivé à cheval dans la petite ville ; et d’un seul coup, tout se mit en place et James sut exactement les mots que l’étranger allait choisir en réponse à la question. Il connaissait la tournure que l’histoire allait prendre mais continue de regarder le film en proie à une appréhension croissante. »

— Cette histoire aussi donne une impression de déjà vu.
— Plutôt de déjà vécu.
— Pourtant elle n’est pas encore écrite.
— Tu parles de la suite, de ce qui va venir ?
Léa regarde alors Maurice d’un drôle d’air (très fugitif).
— Tu parles de la nôtre, de notre histoire ?
Maurice semble être déjà plus tard.

5 janvier 2011

Plus ou moins quinze ans

— « Le cinéma peine à vieillir ses acteurs autant qu’à rajeunir ses actrices. Dans cette Lettre d’une inconnue, nous assistons à l’un de des étranges chassés-croisés temporels : lorsqu’il emménage dans l’immeuble où habite Lisa, au début, Louis Jourdan a pratiquement l’âge de son rôle, tandis que pour jouer la très jeune fille qui s’éprendra de lui, Joan Fontaine doit être rajeunie d’une quinzaine d’année ; à la fin, au contraire, quand Lisa atteint la trentaine, qui est à peu près l’âge de l’actrice au moment du tournage, ce sera le tour de Louis Jourdan de devoir paraître plus vieux de cette même quinzaine d’années, et c’est donc ce visage fatigué, les tempes grisonnantes, qu’il lit au milieu de la nuit la lettre de l’inconnue qui l’aimait tant. »

Ah ah ah ah ah !
Alain est là. Alain rit comme s’il n’avait pas ri depuis longtemps, en qualité plus encore qu’en quantité.
Il a jeté un regard dans la miroir, vérifier.
Il y vérifie sa jeunesse et, en passant, si Joséphine n’y aurait pas laissé un souvenir de son reflet.
Malgré son arrogance, Alain n’a jamais fait jeune, parce que « ses » cheveux, parce que son grand nez, parce que les habits qu’il aurait dû porter, parce que la musique qu’il aurait dû écouter, parce qu’il n’a jamais aimé les jeunes, parce que les filles ne l’ont jamais trouvé jeune.
Alain rit, un rire de contenance.
Un rire un peu jaune.
Quand ils étaient enfants, quand Alain riait franc, Maurice riait jaune. Maurice sait entendre les rires de son frère.
Léa attend de la part d’Alain qu’il demande quelque chose qu’il n’a jamais demandé car il arbore une tête de quelqu’un qui va demander quelque chose qu’il n’a jamais demandé, une tête que Léa ne lui connaît pas.
— Alain, tu avais quelque chose à demander ?
— Non, non, ma chère Léa, tout va bien, tranquille et tout. Ah ah ah ah ah !
— N’hésite pas.
— Je suis pas du genre à hésiter. Ah ah ah ah ah !

3 janvier 2011

Question sans objet

— « Quand la maison blanche fut brûlée à Virginia City, je perdis mon foyer, mon bonheur, ma santé, et ma malle. La perte de ces deux premiers articles était de peu de conséquence, puisqu’un foyer sans une mère ou une sœur, ou une jeune parente éloignée pour vous rappeler, en cachant votre linge sale ou en jetant vos chaussures à bas du manteau de la cheminée, qu’il y a quelqu’un pour penser à vous et vous chérir, — est une chose aisée à retrouver. Et je me souciais fort peu de la perte de mon bonheur, car, n’étant pas un poète, la mélancolie ne pouvait séjourner longtemps auprès de moi. Mais perdre une bonne constitution et une meilleure malle sont des infortunes sérieuses. Le jour de l’incendie, ma constitution fut atteinte d’un rhume sévère, causé par le mouvement inaccoutumé que je me donnai pour essayer de me rendre utile. »

— Dis Léa, si tout brûlait, quel livre tu emporterais ?
— Que vas-tu inventer là, Maurice ?
— C’est rien, de toute façon je suis déjà enrhumé.

1 janvier 2011

L’opacité d’un discours transparent

À l’hôtel de la Girafe où Alain a établi ses quartiers dans une chambre qu’il nomme à part lui « ma cabine », monsieur Roups, en l’occurrence le commandant du navire qui porterait mieux que personne le titre de pacha, se débat parmi des difficultés qui seraient comparables à une tempête tropicale si on voulait bien se contenter du premier euphémisme venu. Néanmoins, l’idée de présenter la note à Alain — l’aurait-il seulement comprise ? — ne l’effleura jamais.
Au 87 boulevard de la Fraternité où Maurice et Léa ont établi leur petit royaume au milieu des livres, un petit royaume au bord de la banqueroute, Maurice n’a pas trouvé de travail depuis que des clients vétilleux ont signalé des traces sur leurs vitrines. Son usage de la peau de chamois n’avait rien d’académique. L’idée de déchiffrer le sens caché de ce rébus, de vitrines en vitrines, — l’auraient-ils seulement compris ? — ne les effleura jamais.
« J’ai été, en somme, un ouvrier ordinaire ; j’ai travaillé, comme tout le monde, parce qu’il le fallait bien, et j’ai travaillé le moins possible. En revanche, j’étais intelligent. Dès que je le pouvais, je lisais, je discutais, et, comme je n’étais pas bête, il m’est venu une profonde insatisfaction, une révolte profonde contre mon sort et les conditions sociales qui me l’imposaient. »

28 décembre 2010

Hors zones

Léa ne lit pas les bandes dessinées à haute voix faute de savoir lire les dessins à haute voix (n’est-ce pas là le défaut majeur de la bande dessinée ?). Maurice vient lire les bandes dessinées par-dessus l’épaule de Léa avant de les lire (ou après qu’il les a lus) de son côté quand Lucinda, de la zone d’activité commerciale René-Monory, se substitue à Léa, du 87 boulevard de la Fraternité (et de partout ailleurs exceptée la zone sus-dite), quand lui-même Maurice ne distribue pas de prospectus en ville ou ne lessive les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée de Dieux.
Léa appelle Maurice qui vient s’accouder au dossier du fauteuil que Ristourne défend mollement. Ils s’entendent respirer jusqu’au moment où le ronron de Ristourne l’emporte (car en vérité il ronfle), avec ou sans le concours du poêle (selon la saison).
La bibliothèque du 87 boulevard de la Fraternité ne contenait pas de bandes dessinées dans son héritage. Sara y pourvoit sur les conseils de Francesco — autant dire que ça ne va pas durer.

26 décembre 2010

Parlers anciens, entendement moderne

— « Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car j’en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu’il y en aye au monde une autre si monstrueuse en défaillance. J’ay toutes les autres parties viles et communes. Mais en cette-là je pense estre singulier et très-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation. »
Léa lit le français du XVIe siècle comme si elle le pratiquait au quotidien. Maurice l’entend mal bien qu’il fût un temps féru de parlers anciens (rappelons-nous son immersion dans l’occitan limousin du temps de Richard Cœur de Lion). Maurice l’entend mal mais il l’entend bien.

23 décembre 2010

L’autre pays du tango


Léa n’oublie pas que Maurice fut un danseur émérite. Elle le voit ainsi, quelles que soient ses activités, jusqu’aux plus ordinaires. Elle se désole qu’il n’ait plus le loisir de s’y adonner comme si leur petite vie ensemble y faisait obstacle. Il n’avait pas son pareil au tango, ce qui ne laisserait pas de surprendre ceux qui se rengorgent de jugements à l’emporte-pièces. Cette invite finlandaise, l’autre pays du tango, est tout à fait bienvenue.

22 décembre 2010

Attendu et inattendus

— « Cette nuit-là, dans sa chambre d’hôtel, Jaatinen effectua des calculs, tira des barres au crayon-feutre sur du papier-calque, fit cliqueter sa calculette de poche. Du dancing du rez-de-chaussée montait une musique assourdissante, mais il n’avait pas le temps de se laisser distraire. Il savait que c’était en ces instants que se jouait l’avenir de Bétons et Boues du Nord. L’heure tournait, la pile de papiers grossissait sur la table, les feuilles se couvraient d’interminables rangées de chiffres. Il n’y avait plus assez de place sur le meuble, Jaatinen dut installer son matériel de dessin et de calcul sur le plancher de sa chambre d’hôtel. Il s’échinait là à quatre pattes, l’air tendu, quand on frappa à la porte et que… »
On ne frappa pas à la porte. Ni Alain, ni monsieur H. (cet homme charmant qui ne se défausse jamais de sa petite visite mensuelle), ne se manifesta. Maurice et Léa regrettèrent le premier.
— « … et que la femme de chambre entra avec le petit déjeuner. »

— Je serais bien sortie danser.

21 décembre 2010

Les farces du temps

Sara écrit à Léa.
Elle parle de l’homme avec qui elle sort, sans jamais sortir, Ephraïm, un libraire, qui ne vend que ses livres préférés (actuellement il vend à tour de bras Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski), tous les jours de l’année (y compris les 29 février), dans une petite préfecture qui n’est même pas le centre de son département, un homme du XIXe, en chiffres romains bien sûr, comme il dit en offrant un café, ou un thé, et des caramels salés.
Quand Sara sort avec un homme, le présent a déjà un goût de passé. Cette fois-ci cela semble être le contraire.

— Léa, as-tu lu Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski ?
— Si je l’ai lu demain ? Pas encore à moins que je ne m’en souvienne pas.

20 décembre 2010

La chronologie en crise

— « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit un plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures. »
— Qui précède qui ? Qui copie qui ? Je ne m’y retrouve pas Léa.
— Moi pas trop non plus, ça fait deux fois que je laisse en cours Jacques et son maître, je l’oublie et il resurgit, comme s’il échappait au temps présent.
— C’est comme si j’allais te rencontrer un prochain jour.
— Ça devait bien arriver puisque nous sommes ensemble aujourd’hui.
— Oui, bien sûr, je me souviens de demain sans être sûr que je ne travestis pas, un peu comme la gravure Prospetto d’Ivrea qui se substitue au souvenir authentique…
— C’était écrit là-haut, Maurice.
— Peut-être pas encore

18 décembre 2010

Un prétexte post mortem

— « Il vient de loin, ce spectacle moderne que nous offrent tous ces paralysés devant la dimension d’absolu de toute création. Mais les agraphiques, paradoxalement, font aussi partie de la littérature. Comme l’écrit Marcel Bénabou dans Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres : “Les livres que je n’ai pas écrits, n’allez surtout pas croire, lecteur, qu’ils soient du pur néant. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) ils sont comme en suspension dans la littérature universelle.” »
Il faudra bien inviter cet homme à l’inauguration de la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits en espérant qu’il n’exige pas qu’elle porte son nom post mortem sous prétexte qu’il y offrirait un fonds exceptionnel, pour ne pas dire inédit. Ou bien on le lui refuserait, en jouant sur les mots, sous prétexte qu’il n’entrerait pas dans le cadre strict des acquisitions possibles, arguant du « pas encore été écrits ».

16 décembre 2010

Après celle du Sud, la réponse nord-américaine

Comme pour la lecture de La Bibliothèque de Babel, Maurice, à l’écoute de Bartleby et compagnie que Léa n’interrompt que pour respirer aux points et aux virgules, se retrouve perplexe devant l’immensité de son projet qui, pourtant, s’aperçoit-il, n’est pas aussi neuf que ce qu’il croyait. N’en est-il pas que plus vaste encore ?

— « Une bibliothèque non moins fantôme, mais qui présente la particularité d’exister et de pouvoir être visitée à tout moment, est la Brautigan Library, sise à Burlington, États-Unis. Elle porte ce nom en hommage à Richard Brautigan (…).
La Brautigan Library est exclusivement constituée de manuscrits refusés par les éditeurs auxquels ils furent proposés et, partant, jamais publiés. Cette bibliothèque ne rassemble que des livres avortés. Ceux qui détiendraient des manuscrits de cette espèce et désireraient les céder à la Bibliothèque qu’est la Brautigan Library n’ont qu’à les expédier au village de Burlington, Vermont, États-Unis. Je sais de source sûre — encore que l’on ne s’occupe là-bas que de sources taries — qu’aucun manuscrit n’y est renvoyé ; bien au contraire, il y sont soignés et exhibés avec un plaisir et un respect sans réserve. »

Un jumelage serait du meilleur effet entre la toute petite (mais en rien modeste) Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits et la Brautigan Library, sans que la différence de taille, chacune en adéquation avec son projet, ne porte de l’ombre à l’autre — et pour l’américaine, superlative, en conformité avec l’ambition du pays depuis sa révolution, où l’idéal de réussite pour tout individu permet de transmuter un échec apparent en titre de gloire.
Léa pense que Maurice pourrait y adresser son Richard quand il sera fini, avant de se raviser. Il faudrait au préalable que Maurice adresse son manuscrit à des éditeurs et que ceux-ci le lui refusent comme un seul homme. Ce n’est pas gagné !
Maurice pense que son Richard ne sera jamais fini (est-il d’ailleurs commencé, sinon un vague scénario ?), et a donc dès aujourd’hui de plein droit sa place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, sans que résiste le moindre soupçon de prévarication.

14 décembre 2010

L’agraphe et son double

— « Ce roman m’a beaucoup fait rire, et j’en ris encore. En cet instant, par exemple, tout en écrivant ces lignes, je ris de m’imaginer moi-même en commis aux écritures. Afin de mieux m’arrêter à cette pensée, je me mets à copier au hasard une phrase de Robert Walser, la première en ouvrant l’un quelconque de ses livres : “Dans la prairie déjà sombre se promène un marcheur solitaire.” »
De fait, Maurice ajoutera à son patchwork la phrase de Walser que Villa-Matas, ou son double agraphique, a pris au hasard, puisqu’elle figure dans une lecture de Léa sans qu’on sache si elle est orientée, comme toutes ses lectures, ou si elle obéit en l’occasion aux humeurs du marcheur solitaire.

13 décembre 2010

Le dessin de José Muñoz au verso de la page

— « Dédée m’a téléphoné dans l’après-midi pour me dire que Johnny n’allait pas bien et je suis tout de suite passé le voir. Johnny et Dédée vivent depuis quelque temps dans un hôtel de la rue Lagrange, une chambre au quatrième étage. Rien qu’à voir la porte de la chambre, je devine que Johnny est dans la pire misère, la fenêtre donne sur une cour noire et, à une heure de l’après-midi, il faut allumer si l’on veut lire le journal ou voir à qui on parle.
Il ne fait pas froid mais je trouve Johnny enveloppé dans un couverture et calé au fond d’un fauteuil galeux qui perd de tous côtés de grands morceaux d’étoupe jaune. »
Léa s’est tue. La lecture à haute voix demande de l’anticipation, d’avoir toujours un coup d’avance. La phrase qui suit, Léa n’a pas envie de la lire à Maurice, elle est de celles qui perdent leur essence au-delà d’un écho intérieur.
Maurice l’a déjà lue.
Alain aussi.
« Ça, je suis en train de le jouer demain. » Cette formule, due à l’avatar de Charlie Parker décrit par Cortázar, Maurice l’avait vue se refléter sur la vitrine enguirlandée d’un bazar qu’il lessivait allègrement — emporté par l’esprit de Noël qui a pourtant le don de l’enrager. Son collègue Ibrahim y revivait el gran classico entre le Barça et le Real (5-0). Maurice envie parfois Ibrahim, qui l’appelle Angel Di Maria, « car on dirait toi ».
Alain l’a lu dans une édition illustrée où, à la tourne de certaines pages, il s’apprêtait à plonger dans un dessin en blanc et noir de Muñoz, qu’il jugeait extatique, dont la transparence du papier avait trahi la présence.

10 décembre 2010

La Vallée des Dieux

Ces derniers temps, Maurice lave les vitrines de la zone d’activité commerciale La Vallée des Dieux. L’amplitude du geste lui plaît, les éphémères traces savonneuses comme les reflets obtenus le confortent dans ses pensées qu’il croit lire sur ces écrans.
— « Vue de près, la propriété de Triste-le-Roy abondait en symétries inutiles et répétitions maniaques : à une Diane glaciale dans une niche sombre correspondait une autre Diane dans une seconde niche ; un balcon se reflétait dans un autre balcon ; un perron double s’ouvrait en une double balustrade. Un Hermès à deux faces projetait une ombre monstrueuse. »

Hier, Léa avait lu gaiement cette sinistre affaire de meurtres en série géométrique.
— « Il monta par les escaliers poussiéreux à des antichambres circulaires ; il se multiplia à l’infini dans des miroirs opposés ; il se fatigua à ouvrir et à entrouvrir des fenêtres qui lui révélaient, au-dehors, le même jardin désolé, vu de différentes hauteurs et sous différents angles ; à l’intérieur, des meubles couverts de housses jaunes et des lustres emballés dans de la tarlatane. Une chambre à coucher l’arrêta ; dans cette chambre, une seule fleur et une coupe de porcelaine : au premier frôlement, les vieux pétales s’effritèrent. Au second étage, le dernier, la maison lui parut infinie et croissante : La maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude. »

9 décembre 2010

Au rythme du patchwork

Les idées de Maurice cheminent, s’égarent, s’emberlificotent, tournent sur elles-mêmes, fuguent, clignotent, s’évaporent, se transforment, mais jamais ne se perdent…
Richard Cœur de Lion reviendra à son tour. Les idées de Maurice sont têtues.
Le secret du blanc de la porte de La Ruelle de Vermeer et la question posée par Stendhal relayée par W. G. Sebald l’occupent continûment.
Son idée de réunir toutes les lectures que Léa lui lit à voix haute suit son cours sans qu’il s’en occupe (si ce livre n’est pas encore fini, et pas près de l’être, il est déjà écrit).

6 décembre 2010

31, 57, 60 et l’infini

— « Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de l’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres. »

Il était écrit que Léa en vînt à lire à Maurice La Bibliothèque de Babel puisque cette nouvelle figurait dans leur propre bibliothèque — comme quoi le fini contient l’infini — bien que le volume de Fictions fût coincé entre un livre de cuisine frioulanne préfacé par Pier Paolo Pasolini et la reliure n°60 du magazine Spirou de l’année 1957 (avec la première apparition impromptue de Gaston Lagaffe qui s’était mis sur son trente et un pour l’occasion, et où on prend Le Nid du Marsupilami en chemin).
— « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. »
La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits ne lutte pas dans la même catégorie ; il serait vain de se frotter à Borges sur son terrain (démesuré, celui de Dieu). Maurice ne conçoit pas que cette totalité puisse comprendre des livres qui n’ont pas encore été écrits. Le projet de Maurice restera un projet, un projet par essence (humain). Une coquille encore vide, à jamais.
D’ailleurs, parfois, cette coquille apparaît à Maurice bien petite pour accueillir un si grand vide. Mais elle est si belle, plus encore quand elle disparaît sous la neige.

4 décembre 2010

L’inachèvement comme fatalité

Léa a oublié Jacques le Fataliste sous les coussins. Alain — ou serait-ce le Ciel ? — l’a délivré lors de sa visite inespérée. Léa a donc oublié de le terminer, l’étourdie, dans la mesure où celui-ci se termine. Elle le reprend alors même que l’auteur s’adresse à elle.

— « Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ?
— Il est mort. — Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. »

Toutes ces hypothèses de romans figureraient en bonne place dans la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits.

2 décembre 2010

Amours alphabétiques

— Nous en étions restés à Walter… Et nous voilà à Amadeo… Tu ne crois pas Maurice que Sara choisit ses amoureux… disons ses conquêtes, comme la météo nomment les ouragans ?… On aurait alors raté Xavier, Yves et Zinedine… En l’occurence, l’ouragan c’est plutôt Sara… En tout cas, c’était Amadeo, et pas Alain…
Maurice ne dit rien.
— Je connais bien Sara, elle n’a que faire d’une voiture rouge, belle et rapide.

Maurice dort. Se serait-il rappelé un rendez-vous urgent à Florence ou à Amsterdam ?

— « Ta lettre de lundi matin. Depuis lundi matin, ou mieux lundi midi, depuis le moment où le bienfait du voyage (indépendamment de tout, tout voyage par lui-même est déjà un rétablissement, une façon d’être pris au collet et secoué comme un prunier), depuis que le bienfait du voyage s’est légèrement dissipé, depuis ce moment je ne cesse de te chanter la même chanson ; constamment différente et toujours identique, riche comme un sommeil sans rêves, monotone et lassante, au point qu’elle m’endort parfois moi-même ; réjouis-toi de n’avoir pas à l’entendre, réjouis-toi d’être à l’abri de mes lettres pour si longtemps. »
Ou à Prague ?

30 novembre 2010

Une sœur rare et prodigue

Sara s’est souvenue de sa petite sœur. « Je me suis souvenue que tu existais ma grande. » Elle ne s’est pas annoncée. « J’étais dans les parages. » Sara ne fait jamais de programme, pas plus qu’elle ne sait avec qui elle passera la nuit : celui qui lui prend le bras à présent, Amadeo, « Je ne vous présente pas Amadeo », ou celui qui lui tiendra la porte tout à l’heure, Bakari, ou lui vendra des marrons chauds, Charlie.
Sara ne répond pas toujours aux lettres de Léa. Pour autant elle ne l’oublie jamais. Sa désinvolture est une posture.
— Que lis-tu là Léa ? chantonne Sara à la manière de Catherine Deneuve chez Jacques Demy.
— « Cette nuit-là aucun vent ne soufflait. Il neigeait. Le blanc ruissellement posait sur la nuit une pâle clarté. Tous les camarades nocturnes de Werner aujourd’hui se taisaient. Immobiles ils se laissaient recouvrir par les blancs flocons.
Werner lui aussi, immobile sur son tronc d’arbre, se laissait recouvrir. Le mouvement continu de la neige qui tombait lui donnait sommeil, le plongeait en le berçant dans un rêve éveillé. Des images très lointaines remontaient de l’enfance… »
— Vous avez mauvaise mine les petits, ça vous dirait qu’on aille se promener quelque part tant qu’il fait jour ?
Sara n’imagine pas que Maurice et Léa bougent du 87 boulevard de la Fraternité entre chacune de ses visites. Elle n’a pas tout à fait tort. Depuis qu’ils ont délaissé les jardineries, leurs sorties se font rares.
Le ciel plus jaune que gris laisse présager la neige.
Les marrons chauds ne seront pas de trop.

La voiture d’Amadeo est rouge, belle et rapide.

28 novembre 2010

Remise de peine

— Tu me remets ?
La question est embarrassante. Les années n’y sont pour rien cette fois-ci, quand Alain avait disparu au-delà de tous les horizons.
Ces quelques semaines cataleptiques l’avaient rétréci.
— Entre Alain, tu es chez toi.
Léa pallie la défaillance de Maurice.
— Tu ne refuseras pas un bon grog ?
Alain accepte le bon grog que lui propose Léa, ça ne sera pas un luxe.
Ristourne l’a reconnu, pour lui Alain est toujours le même.
Alain remarque le livre que lit Léa : Mon enterrement vivant et autres textes.
Léa n’a pas eu le temps de le cacher sous les coussins.
Alain se plonge dans le livre de Jean Paul. Il rit, un rire qui n’a rien de commun avec celui qui marqua son précédent retour, sinon par sa dimension.
— « Mais j’ose espérer que cette période de négligence est pour ainsi dire révolue et que l’on s’efforcera désormais, à une cadence plus soutenue que par le passé, de surclasser les anciens Alains, qui ne savait rien faire d’autre de la peau humaine que des dessous de selle. »
Léa, puis Maurice, à la suite d’Alain, rient sans retenue.
Alain retrouve alors sa stature le temps de cette gaieté.

25 novembre 2010

Une excellente fréquentation

À ceux de ses hôtes qui fréquenteront la Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits, que la vocation de plume les anime ou seulement qu’ils soient taraudés, comme tout un chacun, par des inquiétudes à propos du temps qui passe et de la volatilité des souvenirs, Maurice diffusera la voix enregistrée de Léa dès que la nécessité s’en fera sentir.

— « Dans la nuit qui suit le déclin du présent, les pensées de l’écrivain ne peuvent que resplendir, de même que sur les places de marché des villes marines, brillent et luisent dans la nuit les écailles des poissons vendus la veille. L’éloignement dans le temps prête, comme celui dans l’espace, au flambeau un plus grand éclat, et à la musique poétique, un son plus agréable. »

23 novembre 2010

Ouverture prochaine sur cet emplacement


— « J’ai quelques quarante bibliothèques en ma possession que j’ai moi-même — c’est à peine croyable — conçues et écrites dans leur totalité. Chez moi c’est une vieille habitude (j’ignore si elle mérite d’être imitée) de cuire et d’assaisonner moi-même tous les mets spirituels dont mon âme pourrait avoir besoin, et je suis l’auteur de la plupart des livres que je lis. »

La Bibliothèque des livres qui n’ont pas encore été écrits s’est trouvé un précurseur, si tant est qu’il soit possible d’établir en la matière une échelle du temps où les avant précèderaient systématiquement les après. Non sans orgueil, Maurice imagine signaler sa propre invention par cette exergue que Léa vient tout juste de lire.

22 novembre 2010

Série d’anticipations

— « Notre action à l’égard de la postérité s’est limitée uniquement à la confiscation de futurs livres avant qu’ils ne fussent publiés. Et pourtant ce n’est pas là la difficulté proprement dite de cette entreprise qui nous a empêché de faire davantage et de publier également les livres de l’avenir. »
Léa jubile. Elle a conscience d’être tombée sur un don de la providence (bien que Léa n’affiche guère de sympathie pour ce concept). Maurice n’y prête d’abord pas attention avant de s’étonner du ton de Léa où il perçoit une part d’ironie, comme si Léa se moquait de lui, il s’en étonne car Léa, quand elle se moque de Maurice — et il n’y a pas de jour sans qu’elle s’y exerce avec volupté —, elle ne vise jamais ses projets dont elle sait qu’il ne s’arrêtent pas à la bizarrerie de leur apparence. Maurice se demande s’il a bien entendu, ou s’il a rêvé.
— « Car nous ne vivons pas seulement dans le présent, c’est-à-dire nous ne veillons pas uniquement dans le passé c’est-à-dire nous ne dormons pas seulement, mais nous vivons aussi dans le futur, c’est-à-dire nous rêvons. »


20 novembre 2010

La vocation de l’automne


Quand grand-père Emmanuel voyait un rouquin au printemps ou en été, il s’exclamait qu’il aurait bien pu attendre l’automne, celui-là. Quand il voyait un chauve en automne, il disait, en chuchotant, qu’il ne passerait pas l’hiver, le pauvre malheureux… sans un bon chapeau, et il soulevait le sien d’un geste cérémonieux qui révélait son entière solidarité. Ce sont là quelques échantillons des histoires du grand-père Emmanuel que Maurice raconte à Léa parce que l’automne les lui rappelle.
Avec le concours d’Alain, la compétition aidant, Maurice saurait les retrouver toutes, comme si ces histoires avaient seulement été mal rangées.

18 novembre 2010

Note de l’auteur empruntée à Jean Paul & lue par Léa à l’intention de Maurice

— « Un ballon aérien rempli de vapeur, une comète ou un satellite de la terre, mit le feu récemment, lors de sa chute, à une cheminée et à la demeure toute proche d’une tête spirituelle. Tout le trésor de pointes désopilantes, que ce malheureux avait collectées dans d’innombrables livres et sociétés depuis fort longtemps avec une peine incroyable, partit en fumée : notes de travail dont la lecture préalable permettait à sa courte mémoire de divertir son entourage avec un sens de l’humour qui lui était propre. Par conséquent, il croit pouvoir, par cette annonce, écarter ceux chez qui il se voit forcé de paraître pour quelque temps ennuyeux et simplet, de l’hypothèse qu’il le soit réellement, du moins tant que durera la reconstitution des pièces perdues. Il est en droit d’espérer que sitôt cette reconstitution achevée, il pourra s’attribuer sur-le-champ la paternité d’un joli nombre de boutades spirituelles et redevenir l’agréable compagnon qu'il fut par le passé. Il lui serait agréable de voir la présente communication considérée comme constituant la lettre d’incendie de son humour. »

17 novembre 2010

Une tâche de bûcheron

Maurice croit reconnaître monsieur H. C’est en effet monsieur H., mais un monsieur H. qui se retrouve aussi à trimballer des troncs d’arbre sur ses épaules par un froid polaire après les avoir sciés, élagués, émondés. Maurice goûte une douce vengeance, et se réveille.
Léa dort aussi, épuisée par sa journée, son livre, à l’abandon sur la poitrine, dont les pages semblent l’appeler car les mots, tout agités, ne se résolvent pas à s’endormir à leur tour.
« L’hiver, c’est le royaume des étendues blanches, des chatoiements opales, un Niagara de neige avec des aurores ambre, azur ou roses pareilles à des ciels d’Italie tels qu’on les voient sur des aquarelles. La profondeur de la forêt est impassible, sans un souffle de vent, les flammes montent vers le ciel, la nature est d’une pureté virginale, tant qu’il n’y a pas de gens. Les hommes et leur œuvre sont si monstrueusement hideux, si absurdement effrayants que l’on se croit dans un cauchemar. Qui a inventé cette torture, qui a eu besoin d’esclaves, de soldats d’escorte, de cachots, de saleté, de faim et de torture ? »

15 novembre 2010

Alain fut-il jamais le même homme ?

— « Mes deux premiers souvenirs ne sont pas entièrement invraisemblables, même s’il est évident que que les nombreuses variantes et pseudo-précisions que j’ai introduites dans les relations — parlées ou écrites — que j’en ai fait les ont profondément dénaturés. »

Il n’y a pas si longtemps que Léa a connu Alain. Elle ne sait plus si cet Alain-là protégé par monsieur Roups est bien celui, énorme, indestructible, fascinant, gonflé d’une cynique arrogance, qui surgit un soir au septième étage du 87 boulevard de la Fraternité.
Maurice connaît Alain depuis toujours. « Connaître » n’est pas exact. « Souvenir d’enfance » encore moins.
Peut-être Ristourne a-t-il tout ou partie de la réponse.

13 novembre 2010

Alain est-il toujours le même homme ?

En rentrant à l’hôtel de la Girafe, son hôtel, là où il héberge Alain sans jamais le menacer d’expulsion avec pertes et fracas et si nécessaire en appelant les flics à la rescousse, comme il se le devrait selon la charte non écrite de l’hôtellerie, monsieur Roups va jeter un coup d’œil dans la chambre d’Alain, sans manquer à la plus élémentaire des discrétions, sans qu’il y soit obligé par la charte non écrite de l’hôtellerie, en entrebâillant la porte comme une maman, pense-t-il, comme sa propre maman, se souvient-il, qui n’allait pas se coucher sans vérifier que son petit Irénée (Néné) dormait paisiblement, bien couvert jusqu’aux yeux, lui tâtant le front pour constater une fièvre toujours possible, bien qu’elle eût tout un hôtel à s’occuper, ce même hôtel de la Girafe où Alain dort, très agité si l’on en croit les draps, la couverture et l’édredon sens dessus dessous. Les murs de la chambre sont couverts de l’écriture d’Alain, des lignes rageusement raturées, mais, malgré ces charbonnages, monsieur Roups y lit « Chemin faisant Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés » et sur la ligne d’en-dessous « Suzanne repliait ses jambes, approchant ses talons de ses fesses ; ses genoux élevés rendaient ses jupons fort courts ». La suite est illisible.

11 novembre 2010

Un client pas comme un autre

— « Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il est écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas. »
En bon vaguemestre monsieur Roups transmet le message de son cher client qui depuis longtemps est bien davantage qu’un client. Maurice l’écoute sans comprendre. Léa comprend. Au moment de poursuivre, monsieur Roups hésite.
— Zut, j’ai oublié, j’aurais dû noter.
Léa était déjà allé chercher un livre dans la bibliothèque.
— « Ici Jacques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. »
— Voilà, c’est ça ! Comment vous avez fait pour trouver ? dit monsieur Roups.
Et Maurice comprend (Alain est tout de même le frère de Maurice).

La maladie d’Alain n’a rien d’inquiétant sur le plan vital. Une fatigue comme s’il avait marché à travers le désert sans boire et sans manger. Il ne parle plus. Il s’exprime par gestes et écrit des divagations sur les murs de sa chambre.
Monsieur Roups ignore que ces divagations sont de Diderot.

9 novembre 2010

La visite de la Girafe

— « Les gens se trompent quand ils pensent que les miens n’ont rien à faire dans ce temps, car les miens sont en vérité et en réalité plus vivants dans ce temps que d’autres et maîtrisent ce temps, comme on le voit, avec une intelligence plus concrète que d’autres, lorsque je songe que l’influence qu’ils exercent aujourd’hui sur leur entourage n’est pas des moindres. »

Léa et Maurice lisent le même livre dans des temps différés. Désormais, Maurice précède parfois Léa, parfois c’est l’inverse. Quand Maurice vient sur les pas de Léa, les passages que Léa a lus à haute voix lui reviennent en écho, comme s’il les avait lui-même choisis.

« Comme ils ont été étonnés, a dit mon oncle Georg, lorsque je leur ai fait remarquer un beau jour qu’ils n’avaient plus ouvert nos bibliothèques depuis six mois et que j’ai exigé l’accès aux bibliothèques. Lorsque je disais nos bibliothèques, les gens étaient toujours surpris car tous les autres gens auraient pu dire, dans le meilleur des cas, notre bibliothèque, parce qu’ils n’avaient qu’une bibliothèque, nous, nous en avions cinq, mais avec ces cinq bibliothèques nous étions tout de même restés, intellectuellement, sur une voie de garage, a dit mon oncle Georg, d’une manière beaucoup plus honteuse que les gens qui n’avaient qu’une seule bibliothèque. »
À faire le compte de qui grimpe les sept étages du 87 boulevard de la Fraternité, on ne va pas loin. Un, deux, trois. On ne peut pas parler d’adeptes : Alain, quand ça le prend, Sara, quand ça lui plaît, et monsieur H., quand ça lui chante. Ce dernier est le plus régulier, un abonné en quelque sorte.
La visite de monsieur Roups, qui se présente comme Irénée Roups gérant de la Girafe tout près là-bas sur la place, surprend Maurice et Léa. Avant d’en venir à l’objet de sa visite, il les félicite pour leur installation, en connaisseur. Il partage leur goût pour les livres même s’il a préféré pour sa part, modestement, se spécialiser dans les livres qui comprennent « hôtel » dans leur titre, car étant hôtelier (depuis 1828), c’est parfaitement logique, somme toute. Maurice croit que c’est là le motif de sa démarche. Léa devine déjà Alain dans l’ombre de cet homme. En effet, il vient de sa part.

6 novembre 2010

La dissociation de l’espace et du temps

Léa n’a pas parlé à Alain. L’imbattable boucan n’y fut pour rien. Elle se plaça dans son champ de vision sans qu’il réagisse. Il marchait au sein de la manifestation mais Léa voyait qu’il n’appartenait pas à cet ensemble, comme s’il partageait le même espace mais pas le même temps (le comptage des manifestants en tiendra-t-il compte ?). Alain marchait nue tête sur un boulevard déserté et balayé par le vent. Cette impression se confirma quand, après qu’elle l’eut reconnu, elle fut saisie par le fléchissement de sa silhouette qui lui donnait quinze ou vingt ans de plus. De son visage seul son nez répondait à sa définition, reste de son intégrité, témoignage de son authenticité.
Léa fut happée par un courant joyeux qui remontait effrontément vers l’avant. Elle ne s’aperçut pas qu’elle dépassait le 87, le nouveau et tumultueux gouvenement du boulevard faisant peu de cas de son environnement bourgeois qui, au mieux, apparaissaient comme des berges lointaines.
Léa ne s’en ouvrit pas à Maurice. Elle attendait. Maurice n’ajouta rien non plus. La vision de son frère s’était imprimée et ne laissait pas en paix. Il aurait aimé continuer de penser qu’Alain était reparti en Tasmanie, ou en Patagonie — et il se défendait d’ajouter « au diable ».

— « Mais il est faux de dire qu’à Wolfsegg le temps se serait arrêté, puisque eux, les miens, sont dans ce temps, existent dans ce temps, comme ils le prouvent par leur existence présente. Ils sont même imprégnés par ce temps présent, ai-je pensé, beaucoup plus profondément que d’autres, mais à leur manière. Il n’est pas juste de dire que les miens sont des survivants d’un temps passé, d’un temps ancien, d’un temps depuis lontemps révolu, puisqu’ils sont dans ce temps. »

4 novembre 2010

Après la dispersion

« Rentré chez lui, il passa sa robe de chambre, enfila ses pantoufles et se mit à lire un roman. Sa femme n’était pas rentrée. Mais une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’il entendit tinter la sonnette dans le vestibule et que les pas de Pierre, qui courait ouvrir, résonnèrent sourdement. C’était Julia. Elle entra dans le cabinet de son mari en pelisse, les joues rougies par le froid. »

Maurice sursauta. Il lisait Trois années de Tchekhov quand Léa rentra. Il ne s’étonna pas de la coïncidence. Maurice n’avait d’autres croyances que les coïncidences. Ristourne frayait le passage en ignorant la loi du plus court chemin d’un point à un autre.
— Maurice, tu ne sais pas qui j’ai rencontré à la manif ?
— Alain.
Maurice n’a pas hésité, seulement surpris par la défaillance de la voix de Léa, déjà voilée d’ordinaire.
Lucinda n’a pas remplacé Léa ce matin. Elle ne s’est pas rendue à Pridami. Elle a marché sur les boulevards, avec tous les autres, où elle a perdu sa voix.
— Comment tu le sais ?
— Je n’ai vu que lui.


1 novembre 2010

Le répertoire des hauts-parleurs

Le boulevard de la Fraternité n’est pas spécialisé dans le défilé d’éléphants. Associé à ceux de la Liberté et de l’Égalité qui le précèdent en toute logique, il prête sa longueur et sa largeur aux manifestations de protestation avant qu’elles se dispersent place de la Girafe. Intrigué par la rumeur, Maurice regarde le cortège depuis le septième étage. Au-dessus des clameurs se superposent les slogans scandés par les hauts-parleurs larsenants et crachotants, quand ce n’est pas la musique tonitruante qui prend un long relai. Maurice ne comprend pas tout de suite de quoi il retourne. Il ne peut distinguer ni les banderoles ni les paroles malgré la formidable amplification, ou par son fait. En revanche, les drapeaux offrent quelque chose à son goût en dehors de tout contexte.
Léa est partie au travail. Lucinda serait-elle du nombre ? Maurice scrute. Après avoir vu une abstraction, un flot, une inquiétude, il parvient à distinguer les individus formant cette foule, ce qui le rassure. Il ouvre la fenêtre mais il comprend encore moins ce qu’il entend. Il présume que le son, en montant, perd sa matérialité première comme l’eau se transformant en vapeur. Il descendrait bien s’il se confirmait que cette foule est constituée d’individus.
Une silhouette se signale, comme si elle était familière à Maurice, ou comme si Maurice l’inventait.
Alain.
Maurice entendit alors les hauts-parleurs dépasser leur répertoire.

« Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée
Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,
Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,
Se projetait, pareille à celle de judas.

Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine
Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
Si bien que son bâton, parachevant sa mine,
Lui donnait la tournure et le pas maladroit

D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.
Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,
Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,
Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent. »

30 octobre 2010

L’opacité des uns, la transparence des autres

Ristourne est un chat amène. Personne ne le rebute a priori. Maurice et Léa se désoleraient de lui voir faire la fête au syndic s’ils ne connaissaient son allergie aux chats. Ce petit plaisir n’est pas anodin car en garçon charmant qu’il est, cet homme ne veut se départir d’une attitude répondant en tous points aux critères de la bienséance. Sans cette stricte observance, il ne saurait pratiquer son métier, sa mission, qu’il n’envisage pas sans une solide bonne conscience.
Monsieur H. (ne le nommons pas) est revenu en rapportant le livre emprunté qu’il a littéralement dévoré. Maurice et Léa chassèrent leur chat afin qu’il n’en rajoute pas dans un concours obscène où qui enjôle par nature et qui flagorne par profession.
La dette ne fait aucun doute. Aussi Maurice et Léa laissèrent-ils une nouvelle fois monsieur N. faire son numéro, en pensant que c’est un moindre mal — jusqu’au printemps en tout cas. Il emporta cette fois-ci le tome 3 de L’Homme sans qualités.



28 octobre 2010

5 moyens de transformer votre vie

— « Le soir de ce même jour arriva un télégramme, et l’après-midi du lendemain, Agathe.
La sœur d’Ulrich débarqua avec peu de bagages, selon qu’elle avait rêvé de tout laisser derrière elle.
Néanmoins le nombre de valises ne correspondait pas tout à fait au précepte : Jette tout ce que tu possèdes, jusqu’à tes souliers. Quand Ulrich en fut informé, il se mit à rire : deux boîtes à chapeaux avaient même échappé au feu.
Le front d’Agathe prit l’expression charmante de l’offensée qui réfléchit en vain à l’offense.
Ulrich avait-il raison de critiquer l’expression imparfaite d’un sentiment qui avait été vaste et exaltant ? »

La sérénité de Maurice a fait long feu. Les ponts de chemin de fer n’y invitent guère. Déjà s’être risqué à l’évoquer suite à un passage inopiné d’éléphants était téméraire. Faudrait-il régulariser le passage des éléphants, les jours de pluie de préférence, sous les fenêtres du 87 boulevard de la Fraternité, afin que Maurice s’installe durablement dans cette enviable état d’esprit ? Il est à craindre que la routine l’emporterait, les éléphants s’épuisant en vain à donner à Maurice un début de tranquillité.
N’exagérons rien. Maurice n’a jamais connu que l’état d’inquiétude, une inquiétude de lui-même pour l’essentiel, ce lui-même inquiet de ne pas s’inquiéter davantage des autres, de Léa d’Alain…
L’opacité du moment, des êtres et des choses, conduit Léa à choisir un livre laissé en cours, pense-t-elle, par un des précédents bénéficaires de la bibliothèque, dans l’intention de prenant le relai. Le marque-page à la page 208 du deuxième volume de L’Homme sans qualités vante « 5 moyens de transformer votre vie ». Parmi ceux-ci, « l’anglais dans un fauteuil », « la passion du dessin va transformer votre vie » et surtout


26 octobre 2010

Une gare, une valise, Alain

Depuis qu’Alain ne vient plus, Maurice et Léa se demandent ce qu’il devient ou, ce qu’il peut bien devenir, ou, ce qu’il est devenu. Jamais lors de ses précédentes absences Maurice ne s’était questionné de la sorte. Alain était là-bas, et c’était tout. Avec Léa il se questionne. Parfois ils voient le pire, mais ça ne dure pas trop, l’image morbide s’atténue, s’efface, et finit par passer pour un banal cauchemar que le réveil vainc — provisoirement.

— « J’ai toujours aimé les gares ; les hommes s’y montrent généralement plus tendres qu’ailleurs ; on les voit pleurer quelquefois. Et puis, c’est joli en tant que spectacle, le soir surtout. L’odeur de la fumée me plaît aussi, depuis toujours. »

Ici, Maurice voit Alain. Les gares lui évoquent Alain une valise à la main. Alain est quelqu’un attaché à une valise.

25 octobre 2010

Excès de vitesse

— « En sortant de là, je me suis retrouvé sur le boulevard ; il faisait presque nuit, il pleuvait légèrement. Il n’est pas meilleur temps pour rentrer en soi-même, au chaud. C’était une bonne occasion de remettre au jour d’anciennes impressions recouvertes d’une couche de poussière. On a grand tort de ne pas faire cela plus souvent. »

Léa s’interrompit.
Maurice écrit dans son coin. Maurice écrit quand Léa lit. Il recopie. Il recopie si vite qu’il a le sentiment que c’est lui qui guide la lecture de Léa.
Il écrit : « C’est vers douze ans que j’ai lu les livres de Jules Verne, presque tous. Toujours est-il que je ne les ai pas aimés — à l’exception du Tour du monde en quatre-vingts jours et de Michel Strogoff. Mais pourquoi ? Parce que l’on m’avait imposé cette lecture instructive, peut-être. Aujourd’hui encore, la science m’ennuie. »

23 octobre 2010

Une dangereuse leçon de perspective

C’était l’idée de Maurice. Souvent les idées sont de Léa. Les idées de Maurice, il les garde pour lui — ou bien n’en aurait-il guère à
partager ? Cette fois-ci, cette idée-là, Léa l’accueillit avec joie.
— Alors on y va.
Nous étions dimanche. Comptons les dimanches sans promenade. Ça s’embrouille. Sauront-ils seulement encore se promener, eux qui n’auraient jamais su sans les leçons des livres et celles de Sara qui n’en revenait pas qu’on eût du goût pour le kitsch des jardineries. Maurice et Léa se défendaient mollement. C’était inavouable. Ça leur appartenait.
Une fois sur le pont, ils attendirent le passage d’un train.
Maurice guette un panache de fumée bien qu’il sache que c’est idiot. Léa s’est accoudée sur le mur de pierre, elle fixe le point d’horizon où tous les traits se rassemblent pour donner une leçon de perspective.
Un train se signale. Léa s’empare du bras de Maurice, à l’arracher…


21 octobre 2010

L’oncle de Turin et le nez de Léa

Maurice ne s’est pas fait si mal en tombant dans l’escalier. Il a craint pour son nez — bien que son intégrité ait déjà résisté à un nombre incalculable de gadins. Léa le lui a soigné en parlant du sien, qui se cassa dans un escalier, aussi, chez son oncle de Turin, qui était médecin. « Ça tombe bien » lui avait-il dit. Léa aimait cet oncle, alors elle lui pardonnait son humour.
On disait dans la famille que cet oncle avait appris à relativiser.
Léa apprit à aimer son nez, à la longue. Maurice l’a toujours aimé ce nez tout cabossé. Comme l’hôpital qui se moque de la charité, répondait Léa.

18 octobre 2010

Vingt centimes

— « Salomon déclara, comme d’habitude, qu’il avait assez travaillé pour aujourd’hui ; qu’il était fatigué ; qu’il n’avait pas envie de mourir jeune et de surmenage ; qu’il reprendrait son travail demain ; qu’il lui restait d’ailleurs vingt centimes, de quoi vivre heureux pendant deux jours. »

Maurice fouilla au plus profond de ses poches. En insistant un peu, il y trouva vingt centimes. Ce hasard le réjouit. C’était le présage de deux journées heureuses — sauf à désespérer de la littérature.

16 octobre 2010

Des temps aussitôt plus sombres (ou Le cours du livre sur les marchés)

— « Růžena, j’ai vendu le livre que nous avons lu ensemble pour m’acheter du faux pâté de foie, nous allons le partager Thomas et moi. Ce ne sera pas un partage équitable, parce que Thomas n’aura que la croûte, mais reconnais que Thomas peut s’élancer sur les arbres pour chasser un oisillon ou bien aller flairer un trou de souris. Pardonne-moi, Růžena, d’avoir vendu ton livre. Il y avait dedans des mots qui te plaisaient, il y avait une phrase que tu aimais. Nous tournions impatiemment les pages, nous avions peur que la fin soit trop proche, et pourtant nous nous en réjouissions, nous étions alors à la campagne, au chalet, nous ne pouvions pas sortir parce que dehors il pleuvait à verse et nous lisions ensemble, tu étais toujours quelques lignes en retard
sur moi, mais j’attendais toujours afin que nous tournions ensemble la page. »
— Attends-moi Léa.

Ristourne se doute-t-il qu’il fut Thomas dans un livre ?
Ristourne ne se doute de rien, il dort, il a mangé, il est bien au chaud, il est chat.
Léa pense au syndic. Il n’a toujours pas rapporté le livre. Un sursis ? De là à sacrifier le livre d’Emmanuel Bove. Voudrait-il maintenant se payer livre après livre, goutte à goutte ? non pour se rembourser — il n’ignore pas le prix des livres au poids — mais en appuyant là où ça fait mal.
Léa ne supporte pas que le syndic s’installe au cœur de cette lecture. Le chat s’en effraie.
— Si nous sortions.
— Il pleut.
— Parce qu’il pleut, justement.
— On ferme à clef ?

14 octobre 2010

Des temps meilleurs (une pause)

Depuis le passage des éléphants, à moins que ce soit grâce à Montaigne, Maurice est plus serein. Songeur, mais serein. Serein et plus disponible (rassuré, curieusement ?). Léa le perçoit sans savoir à qui, de Montaigne ou des éléphants, il faudrait l’attribuer.
Ou à la conviction de la pluie ? Ou à l’indécision du chat ? Ou au rire de Léa ?

12 octobre 2010

Le nouveau passage des éléphants

Maurice regarde par la fenêtre. Il pleut. Ristourne fait des palinodies de chat avant de sortir, ou pas. Une théorie de camions rouge et jaune rend au boulevard de la Fraternité un air enfantin et joyeux. Les klaxons ne sont pas tous d’accord avec cette appréciation.
Léa pioche dans Montaigne. Elle n’a jamais pu se décider à le lire. Pourtant, la rue perpendiculaire au coin du 87 porte son nom.
— Maurice, tu peux fermer la fenêtre s’il te plaît.
— C’est le chat, il ne sait pas se décider.
— Le chat a bon dos.
— Je t’assure Léa, dès qu’il aura opté pour un côté ou l’autre, je fermerai la fenêtre.
— C’est quoi tous ces klaxons ?
— Un cirque, enfin c’est à cause d’un cirque tout ce bazar que ça râle comme ça.
— Faut toujours qu’il y ait des rabats-joie.
— Il doit s’installer place de la Girafe.
— Sans doute Maurice.
— On entend même barrir les éléphants !
— Sans doute Maurice.
Maurice se tourne vers Léa pour vérifier son effet.
Mais si bien sûr que je ris, Maurice, tu es si drôle.

— « En mes écrits mêmes, je ne retrouve pas toujours l’air de ma première imagination ; je ne sais pas ce que j’ai voulu dire, et m’échaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. »

10 octobre 2010

Il était une fois des fleurs boulevard de la Fraternité

— « Il ne voyait les fleurs, le sous-bois ou le bord de la mer qu’à travers une vitre qui l’en séparait. Le spectateur qu’il était ne pouvait pas rentrer dans l’image et n’avait accès qu’à l’idée que s’en faisait son cerveau désolé. Il devait se contenter du souvenir de ces paysages ou de ces fleurs dans un vase. S’il voyait s’animer un bout du monde, il n’en faisait pas partie. Il en était toujours écarté. Du reste il lui suffisait
de voir des fleurs, le sous-bois ou la plage pour les priver de toute réalité. »

Les promenades dominicales se raréfiaient. Il y avait toujours une raison, pas toujours exprimée, alors que jusqu’ici il n’y avait eu besoin d’aucune raison pour aller se promener dans les jardineries aux confins de la ville, voire au-delà quand Sara entraînait Maurice et Léa dans son sillage. On pourrait dater cette modulation depuis que Maurice arpente la ville pour des raisons pécuniaires — si cette explication n’était pas trop paressseuse.
Et puis Sara ne s’est plus manisfestée depuis l’histoire avec Walter — sans imaginer pour autant un rapport de cause à effet.
Sara n’a rien de commun avec les femmes qui savent aimer comme elles seules. Elle reproche à Léa de savoir aimer comme une femme se devrait d’aimer, comme elle aime Maurice. Ça l’amuse plus que ça la désole. Ça finit par la toucher. Ça finit par l’inquiéter.
Elle aime sa sœur non comme on doit aimer une sœur, mais comme elle aime sa sœur on ne sait souvent pas aimer.
Il est arrivé que Sara ne se manifeste plus des années durant sans pour autant s’exiler dans une patagonie tasmanienne. Elle se promène dans les pensées de Léa qui invente alors une Sara composée comme un palimpseste confondant plusieurs âges où se bousculent des événements où se disputent le grave et le futile.
Maurice voit souvent Alain en se regardant dans la glace. Il y voit aussi son grand-père Emmanuel comme il l’a inventé, et puis son père…