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maurice-et-lea.blogspot.com

30 juillet 2010

Changement d’optique

— Maurice.
— Léa ?
— Alain…
— Alain ?
— Oui, Alain…
Maurice et Léa ont laissé Alain place de la Girafe après qu’il leur a dit ne pas loger très loin. Il était impatient de lire sa trouvaille.
— Il a changé.
— Tu trouves ?
— Il ne parle plus de ses voyages.
— Il n’en a jamais que parlé.
— Ah !
— Non, Léa, il est toujours le même.
— Alors, Maurice, c’est peut-être toi qui as changé.

28 juillet 2010

Les Bouquins de la Girafe

Chaque premier dimanche du mois, les bouquinistes occupent la place de la Girafe qui se voit gagner là une nouvelle étiquette, littéraire à souhait (entendez Les Bouquins de la Girafe), quand bien même la littérature, la vraie, y figure comme les cheveux sur la tête d’un chauve (selon une image dûment littéraire à défaut d’être de la vraie littérature). C’est là par exemple, et seulement là, que monsieur Roups, soucieux de s’impliquer dans la vie de quartier, y complète sa collection de livres comprenant « hôtel » dans le titre (le mois dernier il y dénicha Grand Hôtel de Vicky Baum).
Alain y a fait allusion lors de sa dernière visite à Joséphine — davantage qu’à son frère Maurice et sa belle-sœur Léa, quoiqu’il donna le change sur ce point, peut-être même, maintenant que nous le connaissons mieux, peut-on lui faire crédit de sa sincérité. Léa y a entraîné Maurice en arguant que ça les changera des jardineries pour une fois et puis, ajouta-t-elle, est-ce fondamentalement différent ?
Maurice n’engagea pas le débat qui aurait pu amener une controverse.

— « Le lecteur satisfait sa curiosité en suivant les aventures d’un héros qui a sa faveur ; dont il épouse la cause ; dont il partage les revers ; dont il déteste les persécuteurs. Ses passions s’excitent ; le contraste entre la vertu accablée et le vice triomphant lui apparaît plus insupportable et, chaque impression pesant d’un double poids sur son imagination, sa mémoire retiendra les scènes lues, son âme, les exemples proposés. Son attention n’est point lassée par une sèche énumération des personnages mais, au contraire, la variété des inventions l’amuse, cependant que les mouvements divers de la vie lui apparaissent dans leur conjoncture particulière, ouvrant un ample champ au caprice de sa réflexion. »
Alain brandissait Randerick Random avec le sentiment que le chemin vers Joséphine s’était soudain dégagé.


26 juillet 2010

L’inquiétude des génies

Alain est assis au pied de Joséphine de manière à éviter son regard quand Maurice est adossé à Léa pour mieux l’entendre lire. Ristourne est sorti se promener.
Alain n’est pas près de rire. Que le contempteur impénitent semble loin de ces rives. Craindrait-il de se faire réprimander par une image ? Avait-il envie de rire ou fut-il surpris de sa grossièreté quand il rit de ce rire dévastateur ridiculisant ce « dingue », le même qui, aujourd’hui, suscite une pareille harmonie ?
— « Robert raconte qu’il a emprunté à la bibliothèque de l’hospice les Aventures de Roderick Random, roman maritime écrit il y a deux cents ans et dont l’action se joue aux Indes occidentales. Marié à une créole racée, son auteur, le médecin de bord écossais Tobias Smollett, traducteur de Gil Blas et de Don Quichotte, a été fortement influencé par Lesage et Cervantès ; mais son talent de conteur et son sens aigu de la caricature rendent la lecture du roman de Smollett tout à fait passionnante. À cet égard, Robert me fait observer que les livres de qualité moyenne lui procurent souvent autant de plaisir que les livres de première importance. Peut-être en allait-il de même pour la grande majorité des lecteurs. Peut-être que le lecteur moyen récusait instinctivement le génie : “Cela expliquerait que des talents d’importance mineure connaissent souvent plus rapidement le succès que les talents majeurs. L’inquiétude est dans la nature même du génie ; mais le peuple aime la quiétude.” »

Alain, entendant « créole racée », frissonna.
Maurice lui se souvient de cette « femme qui avait l’air d’une Espagnole, d’une Péruvienne ou d’une créole, et qui affichait quelque majesté pâle et fanée ».
Léa ne s’occupe que de lire, sans lâcher le fil, avec la même résolution que Sheherazade.

21 juillet 2010

Perdu puis retrouvé

Toujours avec le même air absorbé, l’ancien vieillard — sans qu’il en soit revenu pour autant, aux yeux de Léa, à la ressemblance de Maupassant — épuisait la bibliothèque en virtuose.
— Ah ! vous l’avez, évidemment, je m’en doutais un peu cela dit, nous sommes entre gens de bonne compagnie, n’est-ce pas ?
Une mimique agacée de Sara, vite réprimée, traduisait sa pensée qui pourrait être résumée par « cuistre un jour, cuistre toujours ».
— Permettez-moi maintenant de vous en lire un passage.
Il saisit le livre et y plongea avec une promptitude fulgurante.
— « Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, et pourquoi chacun semblait s’être “fait une tête”, généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore, en recevant cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposé à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et, traînant à ses pieds qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait avoir assumé de figurer un des “âges de la vie”. Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder la bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever. À vrai dire je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. »

19 juillet 2010

Une vieille connaissance

Sara est venue au 87 boulevard de la Fraternité.
C’est rare.
Elle n’est pas sûre d’y être à sa place.
Elle est venue accompagnée.
C’est encore plus rare.
D’un vieillard.
C’est bien la première fois.
Ce vieillard n’est pas un inconnu pour Léa. Elle interroge sa mémoire, en vain. Son trouble est visible. Devant son embarras, le vieillard lui dit « Maupassant » en lui claquant deux bises, de celles qu’on dispense aux petites filles.
C’est bien la première fois que Sara se remet avec une vieille connaissance. Il ne ressemble plus du tout à Maupassant mais Maupassant ne devint jamais vieux, bien qu’il vieillît — ou se décomposât — avant l’âge.
À l’époque, pour Léa, 15 ans, ressembler à Maupassant signifiait force virile et verve intellectuelle.
Aujourd’hui, aux yeux de Léa, l’homme qui accompagne Sara rajeunit un peu plus vite à chaque seconde.
L’ancien vieillard examine la bibliothèque en connaisseur, ses lunettes sur le front se targuant, dirait-on, d’avoir une longueur d’avance.
— Ah, tiens ! Mes bibliothèques ! Chalamov.
Maurice et Léa se retournent. Sara papouille Ristourne.
— « Stefan Zweig dit que les livres sont un “monde disparate et dangereux”. Nul ne contestera la justesse de cette définition. J’ajouterai que les livres, c’est aussi un monde qui ne nous trahit jamais. Notre âge nous dicte nos goûts, il limite et focalise notre perception. Selon différentes époques de notre vie, nous cherchons et nous trouvons des choses différentes dans le même roman. Je sais très précisément ce que je cherchais dans Mont-Oriol de Maupassant à dix ans, à quinze, à vingt, à quarante et à cinquante. »

17 juillet 2010

Pierre et Maurice

— « Parvenue à la porte fortifiée qui s’ouvrait dans l’enceinte de la cité, j’avisai un groupe d’hommes armés de bâtons et m’approchai d’eux, quand je m’aperçus qu’il s’agissait là d’êtres humains changés en pierre sous l’effet d’une mystérieuse malédiction ! Poussant mon exploration plus avant dans la ville, les seuls habitants que j’y pus découvrir, tant dans les boutiques que dans la rue, n’étaient que des statues. Nulle âme en vue ; aucune bouche capable de souffler sur un feu pour en aviver la flamme… J’avais beau tourner, je n’apercevais rien de vivant. Toute la population se trouvait métamorphosée en pierre, parfaitement incapable d’entendre aucun cri, aucun appel. »

Maurice écoute en souriant. Un prodige. Léa ignorait que Maurice sût sourire. Maurice aussi, quand il souriait, il le gardait pour lui, quand bien même souriait-il béat devant la beauté de Léa.
Léa croit avoir délivré Maurice du sortilège. Jamais plus Maurice ne sera pierre — mais que savons-nous des temps futurs ?

16 juillet 2010

Littératures contemporaines

Richard Cœur de Lion s’est échappé de la tour de Châlus où Maurice le tenait sous sa coupe — et réciproquement. Depuis cet abandon impromptu, Maurice a oublié ce qui l’occupait tout entier pour passer à autre chose.
Léa n’en ignore rien.
Comme Richard rentrait des Croisades lors de sa mésaventure limousine, quelque malice (ou quelque djinn) a poussé Léa à se lancer dans Les Mille et une Nuits au risque d’en perdre le sommeil, le sien et celui de Maurice.

— « “Connais-tu, me demanda-t-il, quelque métier qui te permette d’assurer ta subsistance ?
— Je suis assez versé dans la jurisprudence religieuse, répondis-je. Je passe pour avoir d’excellentes lumières sur les diverses branches des sciences aussi bien qu’en littérature. Je suis tout ensemble poète, grammairien, calligraphe…
Il m’arrêta :
— Tout cela ne te vaudra pas un seul sou dans notre pays.
— Par Dieu ! répliquai-je, c’est que je ne sais faire rien d’autre que ce que je t’ai dit…” »

15 juillet 2010

Avec des gants

— « Cette salle de coupe était l’endroit qui lui avait donné l’envie de suivre son père dans le commerce du gant, l’endroit où il était passé à l’âge d’homme. Baignée de lumière, haute de plafond, cette salle était le lieu de la fabrique qu’il préférait depuis qu’il était tout enfant, et qu’il avait vu de vieux coupeurs arriver, tous habillés du même costume trois pièces, avec leurs chemises blanches empesées, leurs cravates, leurs bretelles et leurs boutons de manchettes. Chaque coupeur retirait avec soin sa veste de costume pour la pendre dans le placard, mais le Suédois ne se rappelait pas en avoir jamais vu un retirer sa cravate, et ils n’étaient pas nombreux à se permettre la familiarité de tomber le gilet, moins encore de retrousser leurs manches avant d’avoir enfilé un tablier blanc tout propre et de s’être penchés sur la première peau, qu’ils commençaient par dérouler de la mousseline humide où on la rangeait, pour entreprendre de l’étirer. »

Maurice montre trop d’indifférence pour ne pas souligner son intérêt.
Léa a remarqué quelque chose chez Maurice qu’elle n’avait pas encore identifié, bien qu’il ait laissé des indices depuis plusieurs jours : la fatigue remplaçait sa lassitude. Elle la percevait par quelques signes inédits pour donner le change, comme cette indifférence exagérée à cette lecture. L’accumulation fit soudain sens. Pendant que Léa travaille chez Pridami le matin et chez Multi-Tissus l’après-midi, Maurice cherche du travail toute la journée.

12 juillet 2010

L’usage de la poste

— « Un séjour perdu sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n’aurais pas tenu longtemps. Pendant des années, à travers la neige, le sable ou la boue, le chemin de la poste fut un chemin rituel. À Tabriz, les lettres poste restante parvenues à bon port étaient exposées — comme le fruit d’autant de miracles — dans une vitrine grillagée dont le sous-directeur conservait la clef, passée à sa chaîne de montre. On ne s’en tirait donc jamais sans une visite à ce personnage, et quelques thés de rigueur. »
— C’est pour Alain ça, il faudra que je lui lise à l’occasion.
— Il l’a déjà lu !
Objectivement, Maurice a parlé brusquement à Léa.
Léa ne s’offusque pas de cette brusquerie. Elle n’a entendu de point d’exclamation ou, s’il y était, son rôle était négligeable. En revanche, elle a perçu un « Oh la la » non pas agacé mais affectueux. Léa se plaît à entendre chaque nuance dans les inflexions de Maurice à qui elle ne demande pas de se muer en crooner.

Le facteur passe entre huit heures et huit heures un quart à l’hôtel de la Girafe. Quand il y est dès huit heures, il prend un café-un-sucre-et-demi avec monsieur Roups qui ne le retient pas au-delà des nécessités du service. Le plus souvent Alain dort encore — ou pas encore. Comme il n’attend rien du facteur (en principe), il peut dormir tranquille (c’est vite dit) — ou chercher le sommeil qui le fuit (toujours ce satané décalage horaire).
Ces jours-ci il s’est mis en tête qu’il attendait une lettre de Joséphine. Ça fait trois ou quatre fois qu’il prend un café avec le facteur et monsieur Roups.

10 juillet 2010

Épisode intérimaire

Maurice a toujours en tête l’idée de trouver un travail. Quand on connaît la tête de Maurice, on devine que la mise en œuvre sera tarabiscotée, comme, dirait Sara en cillant des paupières, d’aller de la coupe aux lèvres, il y a loin.
Il lui plairait, se surprend-il à croire, de vendre des vélos car « les magasins de vélos sont les magasins les plus beaux ». Les marchands de vélos sont des taiseux (les marchands de vélos bavards feraient mieux de vendre des autos, dans le vélo on ne se laisse pas embobiner). Souvent ils sont d’anciens champions, c’est sur la route qu’ils s’expriment ces types-là, avec leurs jambes — et, quand ils les ont bonnes, d’autant mieux. Mais Maurice n’est pas un ancien champion.
Maurice entre dans une agence d’intérim, boulevard de l’Égalité, en faisant un pas de côté comme s’il esquivait une gerbe d’eau projetée par un autobus, Gene Kelly éphémère, et non comme le fruit d’une décision qui aurait demandé trop de courage.

ON RECHERCHE PLÂTRIERS, PLAQUISTES, CARRISTES, CARRELEURS, SERVEURS (EUSES)

Serveur ?
Mégissier.
On ne recherche plus de mégissier. En trouve-t-on seulement ? Grand-père Emmanuel était mégissier.
Une fois dans l’agence Maurice s’en repent. Les murs sont peints en vert olive. Sept personnes attendent. Une personne les reçoit, une femme. Elle a les ongles des doigts de pied nacrés.
Parmi les sept personnes qui attendent, une agite les bras. Maurice reconnaît Alain.
S’il avait surpris son frère cabriolant avec une femme, il n’aurait pas été plus confus.
Sitôt après dans la rue, Maurice n’est plus du tout sûr d’avoir vu Alain.

Alain est partout sauf dans une agence d’intérim.

8 juillet 2010

Chronodrome

Pendant ce temps
(si cette expression convient à la situation),
sur un banc,
Alain lit (lisait) (lira) un livre « emprunté » lors de sa dernière visite à Joséphine
(comme il l’appelle à part lui).
« J’eus soudain l’impression (ce qui d’après les psychologues correspond à un état de fatigue) d’avoir déjà vécu ce moment. À l’autre extrémité de mon banc, quelqu’un s’était assis. J’aurais préféré être seul, mais je ne voulus pas me lever tout de suite, pour ne pas paraître discourtois. L’autre s’était mis à siffloter. C’est alors que m’assaillit la première des anxiétés de cette matinée. Ce qu’il sifflait, ce qu’il essayait de siffler (je n’ai jamais eu beaucoup d’oreille) était lair populaire de La Tapera d’Elias Regules. Cet air me ramena à un patio, qui a disparu, et au souvenir d’Alvaro Melian Lafinur, qui est mort depuis si longtemps. Puis vinrent les paroles. Celles du premier couplet. La voix n’était pas celle d’Alvaro. Je la reconnus avec horreur. »
Où le Borges de 1969 à Cambridge, celui situé au nord de Boston, rencontra l’autre Borges, cinquante ans plus tôt « à Genève, sur un banc, à quelques pas du Rhône. Ce qui est étrange c’est que nous nous ressemblons, mais vous êtes plus âgé, vous avez les cheveux gris. »
Alain eut l’impression d’avoir déjà vécu ce moment : au fin fond de la Tasmanie, ou bien, dans quelques années, le vivra-t-il à San Carlos de Bariloche qu’il finira bien par atteindre, après une escale à Buenos Aires.

Pendant ce temps,
Léa cherche Le Livre de sable pour en lire une nouvelle à Maurice.
(En l’occurence, le mot « nouvelle » convient-il ?)
— « Mon récit sera fidèle à la réalité ou, du moins, au souvenir que je garde de cette réalité, ce qui revient au même. »

6 juillet 2010

À la poursuite du peloton

— « Les uns soutenaient qu’entre l’un et l’autre monde les incompatibilités, les défauts de concordance, étaient trop nombreux, trop profondément insinués dans la trame de la succession des phénomènes, pour que la théorie de l’Identité fondamentale fût autre chose qu’une banale chimère. À quoi leurs adversaires répliquaient que les dissemblances incriminées confirmaient au contraire la vivante réalité organique de l’autre monde, qu’une similitude trop parfaite suggérerait bien davantage à l’esprit l’idée d’un phénomène spéculaire, donc spéculatif, et que les deux parties d’échecs qui débutent par les mêmes coups et s’achèvent par une fin de jeu identique peuvent présenter, sur un même échiquier, mais dans deux intelligences, à toute phase intermédiaire de leur progression inéluctablement convergente, un nombre infini de variantes. »
— Tu sais Maurice, j’ai déjà lu ce livre, enfin pas tout à fait, j’avais calé à la page 321, il m’agaçait, Nabokov a tendance à m’agacer, je le recommence maintenant en me demandant si c’est bien le même livre que je vais lire.
Silence, Maurice (Ristourne).
— Je n’en saurai rien car je n’en ai pas retenu pas grand-chose de la première fois, presque rien même, c’est pas commode pour comparer.
Silence, Maurice (Ristourne ronronne).
—À moins que tout me revienne au fur et à mesure, jusqu’à avoir l’impression de l’avoir lu la veille, ou d’être encore en train de le lire, avant de rejoindre cette première lecture, avant de carrément la dépasser, comme à la poursuite d’un peloton où on figure déjà, tu vois Maurice ? Et là je risque alors d’effacer définitivement l’impression de la première lecture.
Maurice regarde Léa. Depuis quelques mois il vit avec Léa. Est-elle la même qu’alors ? La voit-il de même ? Aurait-elle été la même si ?
Maurice est là et il n’est pas là. Il se remémore la machine à remonter dans le temps qu’il avait fabriquée avec Alain — dans le temps.

4 juillet 2010

Un oubli immatériel

— Il me semble qu’Alain a oublié quelque chose l’autre jour.
— Ah ! C’est pas son genre.
Maurice cherche dans tous les coins. Si Maurice est comique, il n’est pas drôle.
— Ni son chapeau, ni son parapluie. Quelque chose d’immatériel.
Maurice cherche quelque chose d’immatériel dans tous les coins.
— Il a oublié de nous poser une question.
— Ah ! C’est pas son genre (sous-entendu de poser des questions).
Ristourne ne cafte pas, c’est pas son genre.
Joséphine s’est-elle fait oublier ? Depuis qu’elle hante l’esprit d’Alain ? Son absence, un mur vide, alerterait Maurice et Léa. Si elle était partie avec Alain.
Léa n’a pas oublié Joséphine. Elle n’a rien d’évanescente.
Joséphine prend une place démesurée dans leur espace.
Si Alain revient, elle se propose de la lui offrir.

Joséphine pour Alain n’est pas une image, elle est Joséphine. Ainsi ne subit-elle pas le syndrome du Prospetto d’Ivrea, rappelé par W. G. Sebald, mais davantage provoque-t-elle celui de Stendhal.

1 juillet 2010

Au-delà du jardin, un passage

Léa a commencé à lire pour aller au-devant de ce que Sara lui lisait, saisie d’impatience. Léa agissait de même quand elle se promenait avec sa grande sœur.
Sara ne lui lisait pas des livres pour les petits, elle lui lisait ce qu’elle lisait pour elle. Ainsi lui lut-elle Le jardin des Finzi-Contini et depuis ce jour Léa porte Micòl dans son cœur.

— « C’est ainsi que je renonçai à Micòl.
Le lendemain soir, tenant la promesse que j’avais faite à mon père, je m’abstins d’aller chez Malnate ; et, le jour suivant, qui était un vendredi, je ne me présentai pas chez les Finzi-Contini. Une semaine s’écoula de la sorte, la première où je n’ai revu personne, ni Malnate, ni les autres. Par chance, durant ce temps, aucun d’eux ne me donna signe de vie et cette circonstance m’aida sûrement. Sinon il est probable que j’aurais pas résisté, que je me serai laissé reprendre. »

Quand Sara lui avait lu ce passage — elle le savait par cœur —, Léa l’avait déjà lu — elle le savait par cœur —, et ce jusqu’à l’épilogue qui l’avait laissée pantoise, avant de concéder un torrent de larmes, alors que tout était révélé dès le prologue.
Quand Léa lut ce passage à Maurice, elle ignorait que Maurice l’avait lu. Elle n’aurait jamais lu l’épilogue à haute voix. Maurice l’avait lu et devint alors caillou pour contenir la première larme.