Vous pouvez désormais lire bien plus commodément l’intégralité de Maurice & Léa
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maurice-et-lea.blogspot.com

31 mai 2010

Parking de la Girafe

Monsieur Roups a au moins une bonne raison de garder l’hôtel de la Girafe malgré qu’il soit guigné sans relâche et sans vergogne par la finance pour être transformé en parking vous vous rendez compte, dit-il à Alain, un parking avec deux entrées (et deux sorties), quel emplacement en or, une entrée (et une sortie) par la tête de la girafe quand elle mâche les feuilles d’acacia, une autre (et une autre sortie) par la même tête de cette même girafe quand elle s’abreuve dans le marigot…
— Vous imaginez un peu, un parking !
Et puis, voyez-vous monsieur Alain, le seul reproche que j’aie jamais entendu sur mon hôtel c’était que je n’avais pas de parking, alors, je ne vais pas laisser faire un parking sans hôtel !
Un parking sans hôtel !
C’est pour qu’il demeure à l’abri, monsieur Alain, voilà la raison, qui soit protégé de la pluie, je parle un peu de vous, monsieur Alain, et de vos semblables, des intempéries en général, quel que soit le temps, un abri propre et sûr pour des gens, sympathique aussi, des voyageurs, des aventuriers un peu comme vous… des écrivains même…
On ne comprend pas toujours monsieur Roups, Irénée, ou il faut un peu de temps pour s’habituer.
Monsieur Roups est comme ça depuis 1828.
En 1828, on ne parlait pas tellement de parking.
On ne parlait pas tellement de cinéma non plus, mais monsieur Roups aurait préféré, tant qu’à faire, un cinéma La Girafe.
— J’imagine mieux un cinéma plutôt qu’un parking, pas vous ?
On y projetterait des films d’explorateurs, j’adore les films d’explorateurs.
Je vous verrai bien en faire un formidable sur la Patagonie, monsieur Alain ?
— Sur la Tasmanie plutôt.

30 mai 2010

La fidélité de Léa et les scrupules de Maurice

Léa n’est pas fidèle — mais les livres sont-ils jaloux ? Parfois, au contraire, croyant passer du coq à l’âne, guidée par le hasard — un hasard tempéré par certaine proximité d’étagère — elle passe du coq… au coq ! En l’occurence, à peine vient-elle de laisser Tristram reposer à l’orée du tome III, après que Sterne prit congé (d’elle), et, d’ici douze mois, jour pour jour, (à moins que cette affreuse toux me tue dans l’intervalle), lui écrit-il, je reviendrai à point nommé vous tirer par la barbe ou autre gracieuse pilosité, et conterai au monde une histoire à laquelle vous ne songez guère, en sorte qu’elle tomba sur cet épisode tout à fait cocasse de Cocorico.
— « Je me sentis d’une humeur parfaite toute la matinée. Le créancier survint vers onze heures. J’enjoignit au garçon, Jake, de le faire monter. Je lisais Tristram Shandy, autant dire que je ne pouvais pas descendre. Cette canaille maigrichonne (un fermier maigrichon, je vous demande un peu !) fit son entrée et me trouva affalé dans un fauteuil, les pieds sur la table, une seconde bouteille de stout à portée de main et le livre ouvert sous les yeux.
— Prenez donc place, lui dis-je. Je finis ce chapitre et je suis à vous. Belle matinée. Ha, ha !… Je tombe sur un épisode tout à fait cocasse où il est question de l’oncle Tobie et de la veuve Tampon ! Ha, ha, ha ! Laissez-moi vous le lire.
— Je n’ai pas le temps, j’ai mon travail de midi à faire.
— Au diable avec votre travail ! Et ne salissez pas le parquet avec votre vieux tabac ou je vous mets à la porte.
— Monsieur !
— Laissez-moi vous lire le passage à propos de la veuve Tampon. Voilà ce qu’elle dit…
— Voici ma facture, Monsieur !
— Parfait. Faites-en une papillote, vous serez aimble ; c’est à peu près l’heure à laquelle je commence à fumer (…) »
Léa rit.
Elle ne put poursuivre à voix haute. Sitôt après la nouvelle cocoricante de Melville, elle se projettera vers les amours promises — et improbables — de l’oncle Tobie et de la veuve Tampon.

Maurice pensa aux créanciers plus qu’à la cocasserie, et encore plus qu’au prodige littéraire de cette rencontre inopinée entre deux lectures, il repensa à cette histoire de loyer, aux vieux mécomptes avec son frère Alain, et, in fine, à ses scrupules de vivre aux crochets de Léa. Il n’entendit pas la suite où le créancier se retrouva ligoté la facture entre les dents et dut s’enfuir sous un feu nourri de pommes de terre pourries. Ça l’eût ravigoté.

28 mai 2010

La mémoire de l’automate n’est pas automatique

— « Kien poursuivit en souriant sa route vers la maison. Il ne souriait pas souvent. Il est rare que le vœu suprême d’un être soit de posséder une bibliothèque. Quand il avait neuf ans, il rêvait d’une librairie. Et lorsqu’il s’imaginait sous les traits du propriétaire allant et venant à l’intérieur, cela lui semblait alors une chose outrecuidante. Un libraire est roi, mais un roi n’est pas un libraire. Il se jugeait trop petit pour faire un employé. Quant au garçon de courses, il était toujours en route. Comment pouvait-il jouir des livres s’il se contentait de les porter, empaquetés sous le bras ? Il chercha longtemps une solution. Un jour, après la classe, il ne rentra pas à la maison. Il se rendit au plus grand magasin de la ville — six devantures pleines de livres — et se mit à pleurer très fort : “Il faut que je sorte, vite, j’ai peur !” piaillait-il. »

— Souviens-toi, Maurice, de Simon.

Maurice est impassible. Il feint, nous le savons, Léa le sait. Une posture.

— Simon ? Quel Simon ?

Maurice ne connaît pas des millions de Simon vu qu’il ne connaît pas grand monde.
Léa voulut lui rafraîchir la mémoire.
La sienne le lui permettait.

— « Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l’air d’un adolescent entra chez un libraire et demanda qu’on voulût bien le présenter au patron. Ce que l’on fit. Le libraire, un vieil homme très digne, dévisagea avec attention ce garçon qui se tenait devant lui un peu gêné, et l’invita à parler. »

Maurice s’anime soudain, avec la brusquerie d’un automate de Vaucanson (et la même délicatesse, et la même vérité).
Une épiphanie.
D’une autre voix que la sienne d’ordinaire, plus limpide, il répondit :

— « Je veux être libraire, dit le jeune homme, c’est une envie que j’ai et je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de la suivre jusqu’au bout. Je me suis toujours imaginé le commerce des livres comme quelque chose de merveilleux, un bonheur, et il n’y a aucune raison pour que j’en sois privé plus longtemps. Regardez, monsieur, comme je suis là devant vous, je me sens une extraordinaire aptitude à vendre des livres dans votre magasin, en vendre autant que vous pouvez en souhaiter. Je suis un vendeur-né : affable, vif, poli, rapide, parlant peu décidant vite, comptant bien, attentif, honnête, mais pas non plus aussi bêtement honnête que j’en ai l’air. »



26 mai 2010

L’adieu à Richard ?

Léa est sous la douche.
Ristoune s’est couché sur le livre ouvert aux pages 174-175. Le bas de la page 174 est en vue et saute aux yeux de Maurice :
« Un soir, j’ai pris tous mes papiers, pages éparses ou en liasses, calepins et blocs-notes, classeurs et polycopiés de cours et de conférences, tout ce que j’avais couvert de mon écriture ; je suis sorti de la maison, je les jetés au fond du jardin, sur le tas de compost et j’ai enfoui le tout, en alternance, sous une couche de terre et de feuilles décomposées. »

Décidément Richard Cœur de Lion a du plomb dans l’aile.

24 mai 2010

Comment Rembrandt rejoignit Vermeer

Léa lit, mais la profondeur du silence — il ne serait pas excessif de le qualifier de spirituel —, aurait obligé Maurice à fuir cette pression insoutenable — le chapeau sur la tête il esquissait le premier pas — s’il n’avait été stoppé aussitôt.
Il garda le chapeau pour écouter Léa.
— « Invariablement cela le ramenait de nombreuses années en arrière, à une exposition Rembrandt du Rijkmuseum d’Amsterdam, où il n’avait pas été capable de s’arrêter devant les chefs-d’œuvre de grands formats mille et une fois reproduits mais en revanche était resté longtemps devant un petit tableau d’environ vingt centimètres sur trente provenant, si sa mémoire est bonne, de la collection de Dublin, et représentant, indiquait la légende, la Fuite en Égypte, bien qu’il n’ait pu y reconnaître ni le saint couple, ni l’Enfant Jésus, ni même le mulet, seulement, au milieu du vernis noir et brillant des ténèbres, la minuscule tache d’un feu qui encore aujourd’hui, dit Austerlitz, continue de briller devant mes yeux. »

Soudain joyeux, Maurice revint sur son expédition hollandaise qui, maintenant que ses rêves ont circonvenu la réalité, le voit s’élancer pour Amsterdam sur un improbable vélo Pedersen telle une goëlette portée par le vent et, surpris par un froid polaire spontané, patiner au retour sur les canaux devant une kyrielle de moulins sur leur trente et un.
— Je m’en suis tenu à La Ruelle de Vermeer. J’ai peut-être eu tort.

23 mai 2010

Alain, et puis… (et puis il prit l’averse)

Viaggio su gli passi del giovane Henri Beyle

Maurice, délivré de son état lapidaire, s’assied à califourchon sur les genoux de Léa, sans égards pour Ristourne.
— Dis-moi Léa…
Léa est prise de court, d’autant que Maurice la regarde dans les yeux en la tenant délicatement par le cou, ses pouces lui caressant les joues.
— Quand irons-nous vérifier ce qu'il en est de ce fameux Prospetto d’Ivrea ?
Léa cache sa surprise derrière son étonnement.
— Oui, que voilà une belle idée, Maurice.
Jamais Maurice n’avait consulté Léa avant de partir.
Léa reçut les voyages à Florence et à Amsterdam comme relevant de la liberté de Maurice.
À Sara, elle avait écrit que ça lui prenait avec la même urgence que de lui faire l’amour, mais que là, il n’oublait jamais que ça se faisait à deux.
— Attendons seulement mes prochaines vacances.

21 mai 2010

L’imitation de la pierre et autres prodiges

— « Dans un de ses livres, l’écrivain W. G. Sebald raconte l’épisode fameux de l’armée napoléonienne franchissant les Alpes par le col du Grand-Saint-Bernard, à la mi-mai 1800, “entreprise qui jusqu’alors avait relevé de l’impossible”. Parmi les trente-six mille hommes se trouvait Henri Beyle, qui plus tard serait connu sous le nom de Stendhal. Passé le col, Beyle avait été très impressionné par la vallée se déroulant devant lui, ceci jusqu’à la ville d’Ivrea, l’ensemble baigné dans la lumière du couchant. Quelques années plus tard, rangeant de vieux papiers, il avait retrouvé une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et figurant en tous points le tableau fixé dans sa mémoire. Beyle, dit Sebald, avait été contraint de reconnaître que la gravure et le souvenir ne faisait plus qu’un dans son esprit, au point de ne plus savoir lequel avait influencé l’autre. »
Maurice se crispa. Alors, pour échapper à l’anéantissement, plus sincère qu’un imitateur, il se fit pierre le temps d’une résolution.
Puis, sans incriminer les lacets du col du Grand-Saint-Bernard, ni ses abîmes grandiloquents, un vertige le fit chanceler. Attention, chute de pierres !
Jusqu’à présent Léa ne lui repassait jamais le même plat.
Depuis sa pierre, il se souvint de l’avoir lui-même servi lundi dernier à midi et quart, bien calé dans un divan recouvert d’un kilim élimé (et probablement sourd), vaincu par l’accablant silence. La barbe de l’analyste masqua un sourire. Maurice n’était pas dupe de cette barbe sans laquelle il n’aurait jamais accordé sa confiance au praticien (ne fait-elle pas partie de la panoplie de ces professionnels de l’entendement, comme la fine moustache chez les séducteurs ?).
Maurice, cette fois-ci, ne pensa pas aussitôt à son frère Alain jusqu’à ce qu'il le voie au mur dans le regard de Joséphine.
— Moi aussi, Maurice, j’ai remarqué qu’elle lui avait tapé dans l’œil à ton frère.

19 mai 2010

Route Richard Cœur de Lion

— « Qu’un individu veuille évoquer chez un autre individu des souvenirs qui n’appartiennent qu’à un troisième, voilà un paradoxe évident. Réaliser en toute tranquillité d’esprit un tel paradoxe, c’est l’innocent objet de toute biographie. Je crois aussi qu’avoir connu Carriego ne diminue en rien, dans ce cas particulier, la difficulté du propos. J’ai des souvenirs de Carriego : souvenirs de souvenirs d’autres souvenirs, dont les minimes déviations originales ont dû insensiblement s’accroître, à chaque nouvelle étape. Je sais qu’ils conservent la saveur idiosyncrasique liée au nom de Carriego et qui nous permet d’identifier un visage dans la foule. »

Est-ce à dire que son Richard Cœur de Lion a du plomb dans l’aile ? Léa veut-elle transmettre un message à Maurice ? A-t-elle un plan ? En tout cas, Maurice le prend pour lui. Bien qu’il sache Léa bienveillante — ne vit-elle pas chez lui un danseur exceptionnel —, il n’en craint pas moins d’être désarçonné. Il interroge cette lecture, plus que les précédentes encore (à tout le moins depuis W. G. Sebald se rappelant Stendhal), sous tous les angles et dans tous les sens. Il pense aussi à son frère, à savoir comment il se souvient d’Alain et ce dont il se souvient, maintenant qu’il l’a revu deux fois dans le temps présent.
Là-dessus passe la vertueuse promenade du dimanche.
Et le lundi Maurice aura oublié — d’autant plus après la séance de midi et quart.
Et la route de Richard Cœur de Lion, quoique tourmentée et parsemée de chausse-trapes, sera dégagée.

Jusqu’à samedi.



17 mai 2010

Une valse, eh oui, une valse

Léa ne parle jamais de Maurice à quiconque, sinon à Sara. À Pridami, les copines lui racontent leurs vies, plus ou moins en détail, plus ou moins romancées, plus ou moins réjouissantes, et essaient de convaincre Lucinda de sortir un peu de temps en temps. À Multi-Tissus, l’atmosphère feutrée, cotonneuse — allons jusqu’à soyeuse — voire étoffée —, épargne à Léa les éclats de ce genre de discours.
En revanche, Léa, comme Lucinda, y parle de ses lectures.
Parler de Maurice serait trop compliqué, de Maurice et moi encore plus, a-t-elle écrit un jour à Sara, car les gens croient toujours devoir comprendre, qui lui répondit combien il lui plaisait pour sa part que jamais on ne sache où elle en est, ce qui, en quelque sorte, revient au même.

Pourtant,
Léa a rencontré Maurice sur une piste de danse. Il était le seul à savoir valser comme sa coiffure surannée le présageait. De surcroît il valse comme un dieu, je te jure, écrivit-elle à Sara, et même le rock… à sa manière ! Maurice lui murmura seulement que son frère était autrement meilleur, qu’il dansait le tango comme un vieil Argentin (ou un vrai Argentin).

Alain songe-t-il ici à Joséphine (dont il ignore jusqu’au prénom) ?

13 mai 2010

L’ombre de Richard à la lumière de Tristram

Léa n’a pas l’habitude de se mêler de l’œuvre en cours de Maurice, celle entrevue ici ou là qui convoque l’ombre de Richard Cœur de Lion en Limousin, huit siècles après qu’il écrivit de la poésie dans la plus subtile des langues limousines comme le troubadour qu’il était (avant tout ?), et qu’il finit sa vie d’aventures à se ronger les sangs comme otage dans une tour limousine qui n’avait rien à envier à la citadelle de Namur de l’oncle Tobie, le frère sinistré du père de Tristram Sandy (on verra pourquoi) — sinon que dans la seconde on n’y entre pas, en principe, et dans la première on n’en peut sortir, en vérité.
Léa ne va jamais au-delà d’une question comme : « Ça marche comme tu veux ? », assortie d’un baiser sur la bouche quand elle rentre du boulot et Maurice ne lui répond jamais autrement que par un regard où se devine la réponse, en tout cas pour Léa qui a de bons yeux (ceux de l’amour). Parfois, nous l’avons vu, Léa est témoin de scènes qu’elle devine être de celles qui apportent de l’eau au moulin de Maurice (moulin au sens quichottesque pour tout esprit raisonnable). D’autres fois, elle participe de l’affaire en distillant quelques perles distraites au fil des pages.
Quant à La vie et les opinions de Tristram Shandy qui occupe Léa ces samedis-ci, elle serait tentée de le lire à haute voix de bout en bout — et combien de bouts * ! Seule l’en empêche la difficulté de rendre justice à haute voix, même chuchotée, aux longs tirets et autres facéties typographiques de Laurence Sterne ———**, si l’on écarte l’hypothèse de fous rires qui, bien qu’ils soient les bienvenus, gâcheraient quand même cette prosodie diablement balancée, coulissante ou pizzicatante, que Carl Friedrich Abel s’entendait à imiter sur sa basse de viole avec force spiccati et picchettati le soir dans les tavernes de Tottenham…
« ——— Ce qui montre à l’évidence qu’au moment où un gendelettre se met à sa table pour commencer d’écrire une histoire, ——— fût-ce l’histoire de Jeannot Grande-Bête ou de Tom Pouce, il ne sait pas plus que ça quels embarras de circulation et autres maudites pierres d’achoppement il risque de rencontrer sur sa route, ——— ni quelles danses sans violon on pourra bien lui réserver au gré des petites promenades d’agrément où conduiront ses pas ; non ! il ne saura rien de tout cela tant que la pièce n’aura pas été jouée en entier. Si l’historiographe pouvait faire avancer son histoire ——— comme un muletier poussant sa mule, ——— tout droit devant soi, ——— disons… de Rome à Loretto sans la moindre halte, sans même jeter un regard à droite ou à gauche, ——— peut-être pourrait-il se risquer à vous annoncer, à une heure près, combien de temps il lui faudra pour arriver au terme de son voyage ; ——— mais la chose est moralement impossible : car, pour peu qu’il y soit moindrement porté, il trouvera en route cinquante occasions de gauchir, et fera chaque fois le détour, en compagnie de ceux-ci ou ceux-là sans songer un instant à se dérober. À peine est-il revenu à ses affaires que mille perspectives se présentent à lui ; sans cesse lui viennent des idées nouvelles, tel point de vue inédit le tente : il faudra qu’il s’arrête à tout, qu’il examine et pèse tout sans faillir ! Et par-dessus le marché, il aura toutes sortes de
Récits à raccomoder,
d’ Anecdotes à recueillir,
d’ Inscriptions à déchiffrer,
d’ Histoires à faufiler dans la trame de son histoire,
de Traditions à passer au crible de la critique,
de Personnages à visiter,
de Panégyriques à placarder sur ce portail-ci,
de Pasquinades sur celui-là : ——— autant de tâches dont le muletier et sa mule son absoluments exempts. »

Un fou rire chez Maurice ? : une hypothèse à étudier.


* N.d.A. : y précédant Léa, je renvoie aussitôt le lecteur au quatrième paragraphe du chapitre XXII du volume I, p. 113 de l’édition parue chez Tristram (of course !), traduite par Guy Jouvet, qui concerne l’art de la digression : « Prenez par exemple cette longue digression […] », et au premier paragraphe du chapitre XI du volume II, p. 168 : « Écrire un livre […] », avant de n’en plus savoir de tous les bouts à citer, plus judicieux les uns que les autres.
** N.d.A. : Les longs tirets divisés en trois (dus à l'indigence de l'appareil typographique fourni par Blogspot) doivent être perçus comme un seul, le triple tiret ayant d'autres usages chez Sterne.

12 mai 2010

Une enveloppe doit être ouverte ou fermée

Maurice et Léa sont restés pantois suite à la visite d’Alain caractérisée par une bonne humeur contagieuse, jusques et y compris celle de Maurice — malgré les apparences dont ni Léa ni Alain (chacun à sa façon) ne sont dupes.
Une heure plus tard, Maurice avait toujours l’enveloppe à la main.

— Tu n’ouvres pas cette enveloppe, Maurice ?
— Si tu veux l’ouvrir, ouvre-la……… Léa.
— C’est ton frère…
— … après tout.

On gratte à la porte. Léa y va. Ristourne rentre nonchalamment sans s’occuper de ses nourrissiers.

— Que gagnerions-nous à l’ouvrir ?
— L’argent du loyer…
— … tout au plus.

Le lendemain, Léa joua au loto.
Léa ne s’informe jamais des résultats.

9 mai 2010

Le temps qu’il fait en Patagonie

— « Il savait madame Moritz assez curieuse pour avoir lu le télégramme : ce qu’il annonçait l’avait à ce point émue qu’elle était revenue frapper à sa porte dont elle ne peut qu’effleurer le bois au bout de tant de drame. Ce geste en traduisait la douleur. “Allons bon, tout cela ne laisse présager que désagrément, je ferais mieux de continuer d’ignorer le chagrin de ma logeuse”, s’encouragea-t-il. Il noua les lacets de ses chaussures humides (elles n’avaient pas eu assez de la nuit pour sécher de la pluie de la veille), il attrapa son pardessus et s’approcha de la fenêtre. Il l’ouvrit. Il en enjamba l’appui et sauta dans la rue en se félicitant d’avoir choisi cette chambre au rez-de-chaussée. Il se souvint qu’il avait visité une plus grande sous les toits d’un bel hôtel particulier, plus confortable, moins chère et mieux orientée, mais il avait préféré prendre celle-ci en se promettant de tirer parti, un jour, de son rez-de-chaussée pour fuir par sa fenêtre qui donnait sur la rue. »

On frappa à la porte. On n’avait pas frappé à la porte depuis la visite d’Alain. Le jour était à la pluie, de celles qui correspondent aux précipitations annoncées par le bulletin météo que ni Maurice ni Léa n’entendaient jamais, mais dont Léa (Lucinda) apprenait de seconde main à la machine à café de Pridami — où le café n’est pas terrible.
C’était bien Alain (peut-être faudrait-il condamner cette porte).
Il commença par regretter que son frérot et sa belle n’habitassent point au rez-de-chaussée sans que cela n’affectât un sourire radieux que Léa recopia à son avantage — en dépit d’un certain contentieux. Il n’apportait pas le beau temps, il s’en excusa — il aurait pu s’excuser de proférer cette évidence. Les gouttières de son chapeau menaçaient de déborder. Ses chaussures mouillaient chacune dans leur petite flaque. Ristourne écourta la fête promise — il n’aime pas l’humidité.

— Je ne m’habituerai jamais à votre escalier du septième diable, si vous n’avez envie de voir personne c’est très réussi mais vous pouvez compter sur moi, je ne vous abandonnerai pas pour quelques menues douleurs dans les mollets.
Il reprit son souffle.
Léa lui prit son manteau dont le poids n’était pas pour rien dans la pénibilité de l’ascension.
Alain ne débarquait pas les mains vides. Ne revenait-il pas de San Carlos de Bariloche où d’ailleurs il faisait bien meilleur ?
— Bien meilleur. L’air y est léger, tout à fait ravigotant le temps qu’il fait là-bas. Si vous voulez savoir, ça vaut plusieurs années dans un sanatorium en Suisse.
Il reprit son souffle. Il éternua, toussa, se moucha. Ristourne prit l’escampette pour de bon.
— Je vous ai apporté ça pour vous remercier, ce n’est pas grand-chose, une broutille.
Où Maurice repensa au loyer.
Alain sortit de sa poche une enveloppe.
Où Léa repensa au loyer.
— Non non Alain, c’était de bon cœur, je vous assure, n’est-ce pas Maurice ?, racontez-nous plutôt la Tasmanie.
— La Patagonie.
— Si vous voulez, en échange nous vous raconterons nos promenades.

8 mai 2010

Suite au passage de l’artiste

Quand l’artiste de passage les avait dessinés, Maurice et Léa, une fois, deux fois, trois fois, plus ou moins à leur avantage, surtout Maurice, surtout son nez, son bec, il sut les convaincre d’afficher Joséphine où Léa reconnut une Péruvienne, une créole — mais point une Espagnole — et Maurice le personnage de son film qu’il n’avait pu, jusque-là, distribuer, tant la figure de Léa domine ses jours et ses nuits.

4 mai 2010

Olson, à l’époque

Maurice pensa à l’époque où Alain se faisait appeler Olson, comme Archibald Olson Barnabooth, quand Léa enchaîna de Walser en Larbaud, de Larbaud en Larbaud — pour Maurice, tout ce que lui lisait Léa était un seul et même livre, celui de Léa. Alain troquait ainsi sa propre mélancolie de pauvre contre une mélancolie de riche. Encore Maurice ne sait-il pas qu’aujourd’hui Alain vit à l’hôtel de la Girafe en lieu et place du Carlton de Florence.
— « Lecture pénible, et pendant laquelle j’ai rougi souvent. Que de phrases que — déjà ! — je n’écrirais plus aujourd’hui… Exagérations, naïvetés, petits mensonges inutiles, petites malices cousues de fil blanc ! J’avais pourtant bien essayé de n’être pas dupe de moi-même ; de voir ma vie directement et non plus à travers mes lectures ; et de laisser quelque point inexpliqué plutôt que d’admettre une explication tirée de mes souvenirs littéraires. Souvent j’ai été bien près de barrer une phrase qui sonnait faux, une expression toute faite qui ne correspond pas à ma vraie pensée d’alors. Il m’a fallu du courage pour ne rien changer, et laisser intact le document, avec ses puérilités, ses confidences trop intimes, ses aveux de faiblesse. »

Alain pensa à l’époque où il se faisait appeler Olson en chassant toute mélancolie comme la poussière sur les étagères. Aujourd’hui, l’hôtel de la Girafe se confond avec le Carlton de Florence. Il suffit de le bien peigner.
— « Eh bien, je vais commencer tout de suite. Thé, fumée qui laisse une odeur qui est comme un goût de miel et de poivre ; jour de dix heures un instant sur la gare qu’on traverse d’un seul coup et qui gémit blessée ; hymnes qui remplissez mon esprit d’une harmonie familière et un peu triste ; sage petite prière malgré moi de mon cœur ; vitesse ; paysages ; argent gaspillé ; amour offert dont personne ne veut ; vagabondage ; petites émotions de la kleptomanie ; longs bains trop chauds ; parfums et souvenirs ; à vous cette âme perdue. Ma main sent bon ; la chair propre et chaude, et un souvenir de tabac clair… »

2 mai 2010

« Des jeunes filles »

— « Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. Dans l’escalier, je fus croisé par une femme qui avait l’air d’une Espagnole, d’une Péruvienne ou d’une créole, et qui affichait quelque majesté pâle et fanée. »

Léa ne se lasse pas de lire La promenade de Robert Walser.
Maurice ne se lasse pas d’entendre Léa le lire.
La promenade de Robert Walser les lient.
Léa lisait La promenade de Robert Walser quand elle rencontra Maurice.
La promenade de Robert Walser est leur bréviaire, en quelque sorte, même quand ils se promènent le dimanche dans les jardineries aux confins de la ville.
Cette Espagnole, ou cette Péruvienne, ou cette créole, évoque Fermina Marquez dans l’esprit de Léa, qu’elle avait lu à l’âge de Fermina Marquez. Sara lui mit dans les mains un vieux livre de poche, et dit :
— « Le reflet de la porte vitrée du parloir passa brusquement sur le sable de la cour, à nos pieds. Santos levas la tête, et dit :
“Des jeunes filles.” »


1 mai 2010

Hôtel du livre-échange

Monsieur Roups a le goût des livres, à condition que figure sur leur couverture le mot hôtel, exceptés, monsieur Roups a vraiment le goût de livres, les guides et les beaux livres. Ainsi Alain, qui a des lettres comme personne ne l’ignore plus, examina une offre qu’il n’avait jamais considérée jusqu’ici,
Splendid Hôtel
Le Grand Elyseum Hôtel
La Petite fille de l’hôtel Métropole
Grand Hôtel du Pacifique
L’Hôtel du Grand Veneur
Bagdad Hôtel
Hôtel de l’Amitié
L’Hôtel des Sacrilèges
Hôtel Univers
L’Hôtel du libre-échange
Hôtel Bosphorus
L’Hôtel Stancliffe
Hôtel de l’insomnie
Hôtel Lutetia
Hôtel Rwanda
Hôtel de Dream
Hôtel Problemski
Hôtel des Adieux
L’Hôtel du New Hampshire
L’Hôtel du Nord
Hôtel Iris
Chelsea Hotel
Hôtel de l’Image
Chambre d’hôtel
Hôtel Gagarine
Love Hotel
Hôtel Styx
Hôtel Savoy
pour s’arrêter sur ce dernier :
« Ce matin, lorsque je suis arrivé, il avait légèrement plu ; comme le ciel s’était dégagé entre-temps, il me semblait que je n’avais pas dormi une journée, mais trois. Ma fatigue s’était évanouie ; mon cœur était en fête. J’étais curieux de connaître la ville, une nouvelle vie. Ma chambre me semblait familière, comme si je l’avais habitée depuis longtemps, la sonnette m’était connue ainsi que le bouton, l’interrupteur, l’abat-jour vert, l’armoire à vêtements, la cuvette. Tout m’était familier, comme dans une pièce où l’on a passé son enfance, apaisant, et me versait sa chaleur comme après de douces retrouvailles.
Il n’y avait de nouveau que la note affichée à la porte, sur laquelle on pouvait lire :
Après dix heures du soir, on est prié de ne pas faire de bruit. Les bijoux égarés n’engagent pas notre responsabilité. La maison possède un coffre.
Respectueusement,
KALEGOUROPOULOS, Propriétaire »

« Légèrement plu », hum… Alain était rentré trempé, une soupe, et son chapeau, une loque ; il le jeta par la fenêtre.
Il le portait depuis qu’il l’avait trouvé dans la rue, un jour venté, orphelin à la recherche d’une tête à sa dimension. Là, il aura rétréci. Il sera informe, interdit à toute tête à chapeau. Il pourrait poursuivre sa carrière à récolter de la monnaie au coin de la boulangerie.