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13 mai 2010

L’ombre de Richard à la lumière de Tristram

Léa n’a pas l’habitude de se mêler de l’œuvre en cours de Maurice, celle entrevue ici ou là qui convoque l’ombre de Richard Cœur de Lion en Limousin, huit siècles après qu’il écrivit de la poésie dans la plus subtile des langues limousines comme le troubadour qu’il était (avant tout ?), et qu’il finit sa vie d’aventures à se ronger les sangs comme otage dans une tour limousine qui n’avait rien à envier à la citadelle de Namur de l’oncle Tobie, le frère sinistré du père de Tristram Sandy (on verra pourquoi) — sinon que dans la seconde on n’y entre pas, en principe, et dans la première on n’en peut sortir, en vérité.
Léa ne va jamais au-delà d’une question comme : « Ça marche comme tu veux ? », assortie d’un baiser sur la bouche quand elle rentre du boulot et Maurice ne lui répond jamais autrement que par un regard où se devine la réponse, en tout cas pour Léa qui a de bons yeux (ceux de l’amour). Parfois, nous l’avons vu, Léa est témoin de scènes qu’elle devine être de celles qui apportent de l’eau au moulin de Maurice (moulin au sens quichottesque pour tout esprit raisonnable). D’autres fois, elle participe de l’affaire en distillant quelques perles distraites au fil des pages.
Quant à La vie et les opinions de Tristram Shandy qui occupe Léa ces samedis-ci, elle serait tentée de le lire à haute voix de bout en bout — et combien de bouts * ! Seule l’en empêche la difficulté de rendre justice à haute voix, même chuchotée, aux longs tirets et autres facéties typographiques de Laurence Sterne ———**, si l’on écarte l’hypothèse de fous rires qui, bien qu’ils soient les bienvenus, gâcheraient quand même cette prosodie diablement balancée, coulissante ou pizzicatante, que Carl Friedrich Abel s’entendait à imiter sur sa basse de viole avec force spiccati et picchettati le soir dans les tavernes de Tottenham…
« ——— Ce qui montre à l’évidence qu’au moment où un gendelettre se met à sa table pour commencer d’écrire une histoire, ——— fût-ce l’histoire de Jeannot Grande-Bête ou de Tom Pouce, il ne sait pas plus que ça quels embarras de circulation et autres maudites pierres d’achoppement il risque de rencontrer sur sa route, ——— ni quelles danses sans violon on pourra bien lui réserver au gré des petites promenades d’agrément où conduiront ses pas ; non ! il ne saura rien de tout cela tant que la pièce n’aura pas été jouée en entier. Si l’historiographe pouvait faire avancer son histoire ——— comme un muletier poussant sa mule, ——— tout droit devant soi, ——— disons… de Rome à Loretto sans la moindre halte, sans même jeter un regard à droite ou à gauche, ——— peut-être pourrait-il se risquer à vous annoncer, à une heure près, combien de temps il lui faudra pour arriver au terme de son voyage ; ——— mais la chose est moralement impossible : car, pour peu qu’il y soit moindrement porté, il trouvera en route cinquante occasions de gauchir, et fera chaque fois le détour, en compagnie de ceux-ci ou ceux-là sans songer un instant à se dérober. À peine est-il revenu à ses affaires que mille perspectives se présentent à lui ; sans cesse lui viennent des idées nouvelles, tel point de vue inédit le tente : il faudra qu’il s’arrête à tout, qu’il examine et pèse tout sans faillir ! Et par-dessus le marché, il aura toutes sortes de
Récits à raccomoder,
d’ Anecdotes à recueillir,
d’ Inscriptions à déchiffrer,
d’ Histoires à faufiler dans la trame de son histoire,
de Traditions à passer au crible de la critique,
de Personnages à visiter,
de Panégyriques à placarder sur ce portail-ci,
de Pasquinades sur celui-là : ——— autant de tâches dont le muletier et sa mule son absoluments exempts. »

Un fou rire chez Maurice ? : une hypothèse à étudier.


* N.d.A. : y précédant Léa, je renvoie aussitôt le lecteur au quatrième paragraphe du chapitre XXII du volume I, p. 113 de l’édition parue chez Tristram (of course !), traduite par Guy Jouvet, qui concerne l’art de la digression : « Prenez par exemple cette longue digression […] », et au premier paragraphe du chapitre XI du volume II, p. 168 : « Écrire un livre […] », avant de n’en plus savoir de tous les bouts à citer, plus judicieux les uns que les autres.
** N.d.A. : Les longs tirets divisés en trois (dus à l'indigence de l'appareil typographique fourni par Blogspot) doivent être perçus comme un seul, le triple tiret ayant d'autres usages chez Sterne.